Chant du dŽsert
 

 

 

 

 

ˆ Mohamed Kadded

 

 

 

 

 

1.

 

-       O vas-tu ?

-       Je vais ˆ Adrar.

-       DĠo viens-tu ?

-       DĠo je viens, a nĠa pas de nom.

-       Tu nĠes pas fatiguŽ ?

-       La fatigue, elle, a un nom. Lorsque je prononce son nom, la fatigue se dissout.

 

 

2.

 

-       O vas-tu ?

-       Je vais ˆ Bou-Saada.

-       Quel ‰ge as-tu ?

-       Je marche titubant tel un jeune enfant, mai je compte dŽjˆ les jours de ma fatigue dans le monde, dĠune vieillesse dŽjˆ atteinte.

 

 

3.

 

-       O vas-tu ?

-       Je vais quand les rŽcoltes finissent, quand les Žpis sont mžrs, quand le soir est lĠombre du soir.

-       O es-tu ?

 

 

4.

 

-       O vas-tu ?

-       Je pars pour Laghouat.

-       O sont tes mains ?

-       Elles sont tombŽes par la faux.

 

 

5.

 

-       O vas-tu ?

-       Je nĠai plus de mains. Je prie en courbant mon corps jusquĠˆ la terre. Je prie quand lĠÏil rejoint la boue, le front contre le sol.

-       Le front, est-il souillŽ par la boue du sol ?

-       Le front est blanc et lisse. Il ne porte pas la marque du sol.

 

 

6.

 

-       O vas-tu ?

-       Je suis Žtranger.

-       Tu vas ˆ la terre. Elle porte un fruit.

-       Je vais ˆ la cl™ture du verger.

-       Tu marches depuis longtemps ?

-       JĠai longtemps marchŽ. ‚a mĠa rendu infirme. AujourdĠhui je suis bo”teux.

 

 

7.

 

-       O es-tu ?

-       Mes pieds, eux aussi, je les ai perdus. Un jour, se sont enracinŽs. Un jour, nĠont plus voulu avancer.

-       Que possdes-tu ?

-       La gr‰ce qui fait que je marche sans pieds. CĠest elle qui me possde.

 

 

8.

 

-       O iras-tu, sans mains et sans pieds ?

-       Je ferai le plus heureux des voyages.

-       Sur quel sol prendras-tu appui ?

-       Ce lieu duquel je mĠapprte ˆ partir, que mĠimporte de le conna”tre, puisque je retournerai vers lui.

 

 

9.

 

-       Que cherches-tu ?

-       Quelque chose a ŽtŽ brisŽ. A chercher ce qui dans le cÏur brise le cÏur. A dŽceler dans la pensŽe ce qui tue la pensŽe. Quelque chose sĠest brisŽ.

-       Cherche ce qui dans la brche comble la brche.

 

 

10.

 

-       QuĠas-tu trouvŽ ?

-       Le ciel quĠon dit bas, au lavoir de lĠorage. Les vožtes de nuages. Le ciel semble sĠtre abaissŽ. Un soir, un jour qui prŽmaturŽment sĠassombrit, o ciel et terre paraissent sĠatteindre.

 

 

11.

 

-       O vas-tu ?

-       Je vais avec le souffle chaud du dŽsert.

-       Vite, trouve-toi un abri, un toit, maintenant que tu es un dŽsert en marche.

 

 

12.

 

-       Qui es-tu ?

-       Je me fais vent, car on mĠa liŽ les pieds et les poings.

-       O vas-tu ?

-       Je vais quand la route sĠefface derrire mes pas.

 

 

13.

 

-       DĠo viens-tu ?

-       DĠun pays lointain qui Žtend ses plaines et ses ruisseaux de lĠautre c™tŽ du dŽsert. Lˆ-bas, les hommes croient en la souverainetŽ de lĠesprit, du dŽsert et de lĠesprit, quĠils appellent Dieu.

-       Lˆ-bas, les hommes ne savent pas quĠils marchent ˆ lĠenvers, tte en bas, et que leurs pieds foulent lĠair et le ciel. Ils sĠactivent et leurs chevilles effilochent les nuages, mais privŽs de tout appui, ils nĠavancent jamais et jamais ne quittent leur couche.

 

 

14.

 

-       O vas-tu ?

-       Je vais ˆ la terre.

-       La terre, o est-elle ?

-       Il ne restait plus quĠun jardin. Il ne restait quĠune lueur et quĠun souffle. Il nĠy avait plus que des murs et des hommes assis, des hommes au visage flŽtri.

-       La terre leur manquait. La terre sĠŽtait craquelŽe et effondrŽe sous le poids de leur Žpuisement.

-       QuĠas-tu dit ˆ la terre ?

-       Terre dŽsertŽe, sous le vent sec et bržlant, ta sve, lĠeau ne tĠirriguera plus tant que les lvres humaines dŽdaigneront de te baiser, tant que le souffle et lĠhaleine dĠun homme ne tĠauront pas touchŽe.

-       Les hommes, eux, restent sourds ˆ ce quĠils connaissent dŽjˆ, ne voulant pas entendre le savoir qui les habite et les parle.

 

 

15.

 

-       Ce chemin que jĠai pris, que nul nĠentend, joue pourtant la musique des pas. Musique des pieds tra”nŽs, des pieds las.

Les mansardes et les coqs faisaient les rives immobiles de ce ruisseau. Courant qui ne permettait pas que lĠon sĠarrt‰t.

Quel rocher, quel toit abritera nos ttes ? Quelle arche recueillera nos fardeaux ?

 

 

16.

 

-       Plus loin, il y a une vallŽe. Au creux de la vallŽe, on marche sur une terre mouvante. Lˆ-bas, tu nĠauras plus rien de vtements et dĠamis. Lˆ-bas tu nĠas pas ta place. Chaque pied enfoncŽ en terre creuse ta couche tombale. Le tombeau de tes liens.

 

 

17.

 

-       Des cavaliers ont empruntŽ ce chemin, au milieu du dŽsert. Je les ai vus passer. Ils Žtaient cinq, huit, peut-tre dix.

-       O vont-ils ?

-       Ils font route vers lĠinnocence de lĠimage, au milieu du dŽsert sans image. Car ils se sont lassŽs de toutes les images, mirages au dŽsert, et qui sont au dŽsert le seul peuple immobile.

-       Que disent les cavaliers ?

-       Ils parlent, ou bien se taisent. Je ne me souviens pasÉ Žtaient-ils eux-mmes mirage, ombres fugitives dĠun peuple dĠimages ? Ils sont maintenant dans ma mŽmoire faillible un extrait de mes rves.

 

 

18.

 

-       Qui parle ?

-       Le dŽsert parle. Jamais la voix ou le prche nĠa lieu dans le dŽsert, mais par lui ou de lui. Le dŽsert nĠa pas besoin dĠeau, puisque la voix du dŽsert est son eau, ˆ la fois souterraine et cŽleste, elle laisse ˆ la ligne de sable et dĠhorizon la sŽcheresse et lĠariditŽ de son sol.

-       Parle, le dŽsert entend. Crie, le dŽsert rŽpond. Quand sauras-tu entendre sa voix et lui rŽpondre ?

-       O vas-tu ?

-       Je vais o les chemins se perdent et les traces se brouillent. O je mĠefface avec les traces. O je me perds avec les chemins. Je me laisse porter avec la poussire que soulve le vent au ras des dunes.

 

 

19.

 

-       A cause de lĠaiguille qui se cache au milieu de tout le sable. A cause de la nuit et de lĠombre derrire la dune, sous le rocher, dans le jour du dŽsert, jĠirai au dŽsert comme lĠaiguille va parmi les grains de sable innombrables.

-       O vas-tu ?

-       Je vais dispara”tre, comme la nuit dans le jour dispara”t sous le jour mais nĠen demeure pas moins nuit.

 

 

20.

 

-       Demande-toi aprs le dŽsert ce que tu y auras fait fleurir.

 

 

21.

 

-       O vas-tu ?

-       Je vais ˆ Miliana. Je vais ˆ A•n-Sefra. Je vais ˆ Tlemcen. Je vais au ChŽlifÉ

-       Mais quel est ton ciel ?

-       Mon ciel ? Ce sont ces corps en chute qui ne sĠŽcrasent pas.

-       Sont-ils tes guides ?

-       CĠest moi qui suis leur guide. Je suis le cocher de leurs chars, le capitaine de leurs vaisseaux, et quand mes yeux sĠouvrent, leurs voiles se hissent dans le firmament.

 

 

 

22.

 

 

-       QuĠas-tu dit au dŽsert ?

 

 

 

23.

 

 

-       Les gŽnŽrations frappent du pied et implorent une parole claire, droite, et une parole encore indŽchiffrable, encore obscure, sauvage et grouillante dans le dŽsert.

 

 

24.

 

 

-       Dans le palais informe des dunes vivent deux clans de plerins. Les premiers viennent de lĠEst et vont vers le couchant. Les seconds cheminent sur une piste circulaire. Les premiers sont appelŽs peuple des ombres, et ce sont des ombres dures. Les seconds sont appelŽs peuple des ombres, et ce sont des ombres molles.

-       Lesquelles de ces ombres sont vivantes ? Lesquelles sont mortes ?

-       La mort est une couleur. La vie est une lueur plus terne, plus neutre, que le soleil affadit. Dans notre pays, les ombres sont ˆ la fois vivantes et mortes. Car des fossoyeurs leur ont ™tŽ la couleur et lĠabsence de couleur, la libertŽ de vivre, comme celle de mourir.

-       Comment une ombre peut-elle tre appelŽe dure, ou molle ?

-       Les ombres dures se sont levŽes pour marcher et marcher toujours, soldats de dŽsespoir. Les ombres molles sont les ombres de la rŽsignation qui ne dŽsirent plus que se fondrent et se perdre dans le sable bržlant.

 

 

25.

 

-       O vas-tu ?

-       Je vais aux frontires. Je les atteins toutes et les remercie en imagination dĠavoir prŽservŽ et ma vie et ma mort.

 

 

26.

 

-       le mauvais chemin nĠest pas le chemin de lĠerrance. Ce nĠest pas non plus le chemin des questions.

-       Ce nĠest pas le chemin escarpŽ, abrupt.

-       Ne celui de lĠascension pŽrilleuse.

-       Ce nĠest pas la dŽroute, ou le chemin de ronde. Ce nĠest pas le chemin oublieux, ou le chemin du retour.

-       Ce nĠest pas la voix muette, la voix sche ou la voix humide.

-       Le mauvais chemin est celui de la pensŽe sans chemin, sans mŽandre, le chemin qui ignore le dŽsert et lĠhorizon, le chemin sans dŽroute et sans piŽtinement.

 

 

27.

 

-       QuĠest-ce que tu vois ?

-       Une ombre au soleil, tel est lĠavenir, en son amour.

-       Une lumire sans ombre, tel est le prŽsent, de foi et dĠaversion, dĠespoir et dĠaffliction.

 

 

28.

 

-       Combien de fois la flamme dans ta main sĠest-elle endormie ? La nuit vient, et tout nĠa ŽtŽ quĠun peu dĠeau versŽe sur du marbre.

-       La fentre que tu as fermŽe mĠassoiffera de soleil ˆ jamais retirŽ. La fentre que jĠai ouverte ne pourra plus fermer.

-       Des larmes, une clameur soudaine, ont traversŽ ma chair et lĠont laissŽe muette, sans secours, et dŽsormais pierreuse, elle g”t, privŽe dĠelle-mme.

 

 

29.

 

-       Pourras-tu gager contre tous une mŽmoire suffisante, indŽfectible ?

-       Je me souviensÉ Avant, dans ce pays, le sang Žtait des n™tres – il peuplait nos pomes. AujourdĠhui le sang a menti, dŽserteur des images, il souille trop de mains.

-       Face au vent, un seul oubli dŽscellerait ta demeure, le haut plateau o se dressent les chances, effigies, paroles et enfants de demain. LĠoubli est une terre, ma nourrice, qui dŽvoile un peu de demain. Parce que lui, oubli, emporte avec lui toute la mŽmoire.

-       QuĠas-tu emportŽ ?

-       Je ne dŽtiens aucune pensŽe charitable, aucun flŽau, mais un legs devenu presque imperceptible. Un regard perdu dans une roseraie de sang.

-       La prospŽritŽ des coups et du sang ne conna”t ni la disette, ni la trve hivernale, mais elle engraisse une vigne stŽrile qui marche sur nos terres.

 

 

30.

 

-       O vas-tu ?

-       Voix de Mostaganem. Voix des Ouled Na•l.

-       Voix des Ksours.

-       Voix de MŽdŽaÉ Elles me guident et je les suis en aveugle, et je ne sais o je vais.

 

 

31.

 

-       LĠ‰ge inique du sang versŽ ne peut vaincre le cri o lĠon peroit lĠavenir rŽconciliŽ.

-       Combien ai-je ŽtŽ pour entendre tant de cris et de clameurs lointaines, dans le fortin dĠune voix ŽtranglŽe ?

 

 

32.

 

-       O va le sable ?

-       Il va au dŽsert.

-       O coule lĠeau ?

-       Dans le puits, ou dans la cascade.

-       O dort le miroir ?

-       Dans une chambre, dans le sable ou dans lĠeau.

-       Ta main, ˆ quoi sert-elle ? Que peux-tu prendre dans ta main ?

-       La main ne peut saisir le sable du dŽsert. Elle ne peut retenir lĠeau en cascade.

-       Peut-elle prendre le miroir ?

-       Elle ne peut que se toucher elle-mme, ˆ la surface qui la tient ˆ lĠŽcart dĠelle-mme. Je nĠai de main que dans lĠimage de la main.

-       Le sable nĠest pas plus dans le dŽsert que lĠeau dans la cataracte, la main dans mon corpsÉ tout en miroir comme en esprit. Le dŽsert est esprit, le dŽsert est vent, multiple et changeant.

-       La main, promesse de mon esprit. Le corps, promesse de ma main. Se regarder en face, promesse de mon peuple.

 

 

33.

 

-       JĠattends que le dŽsert souffle, et souffle ma flamme.

-       Au second souffle, je ferai nuit.

 

 

34.

 

-       Au dernier souffle, je tomberai, dans lĠespace qui sŽpare le dŽsert du dŽsert.

 

 

35.

 

-       Le dŽsert prend fin. A la lisire, je mĠarrte. Je ne franchis pas la lisire, et le soleil, je ne le vois pas en face. La face du soleil en regard de ma face, signe quĠil bržle sans tre consumŽ.

-       Lˆ-bas, de lĠautre c™tŽ, il nĠy a plus dĠÏil, de voix, ou de mains. Une vague lumire, insaisissable.

-       Un dŽsert nouveau ?

-       DŽsert sans ombre, sans nuit.

 

 

36.

 

-       O vas-tu ?

-       Je reste. A demeure, dans le mouvement immobile de lĠavenir.

 

 

 

 

Olivier Capparos

 

Chant du dŽsert, II

&

O vas-tu ?

 

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