1.
- O vas-tu ?
- Je vais Adrar.
- DĠo viens-tu ?
- DĠo je viens, a nĠa pas de nom.
- Tu nĠes pas fatigu ?
- La fatigue, elle, a un nom. Lorsque je prononce son nom, la fatigue se dissout.
2.
- O vas-tu ?
- Je vais Bou-Saada.
- Quel ge as-tu ?
- Je marche titubant tel un jeune enfant, mai je compte dj les jours de ma fatigue dans le monde, dĠune vieillesse dj atteinte.
3.
- O vas-tu ?
- Je vais quand les rcoltes finissent, quand les pis sont mrs, quand le soir est lĠombre du soir.
- O es-tu ?
4.
- O vas-tu ?
- Je pars pour Laghouat.
- O sont tes mains ?
- Elles sont tombes par la faux.
5.
- O vas-tu ?
- Je nĠai plus de mains. Je prie en courbant mon corps jusquĠ la terre. Je prie quand lĠÏil rejoint la boue, le front contre le sol.
- Le front, est-il souill par la boue du sol ?
- Le front est blanc et lisse. Il ne porte pas la marque du sol.
6.
- O vas-tu ?
- Je suis tranger.
- Tu vas la terre. Elle porte un fruit.
- Je vais la clture du verger.
- Tu marches depuis longtemps ?
- JĠai longtemps march. a mĠa rendu infirme. AujourdĠhui je suis boteux.
7.
- O es-tu ?
- Mes pieds, eux aussi, je les ai perdus. Un jour, se sont enracins. Un jour, nĠont plus voulu avancer.
- Que possdes-tu ?
- La grce qui fait que je marche sans pieds. CĠest elle qui me possde.
8.
- O iras-tu, sans mains et sans pieds ?
- Je ferai le plus heureux des voyages.
- Sur quel sol prendras-tu appui ?
- Ce lieu duquel je mĠapprte partir, que mĠimporte de le connatre, puisque je retournerai vers lui.
9.
- Que cherches-tu ?
- Quelque chose a t bris. A chercher ce qui dans le cÏur brise le cÏur. A dceler dans la pense ce qui tue la pense. Quelque chose sĠest bris.
- Cherche ce qui dans la brche comble la brche.
10.
- QuĠas-tu trouv ?
- Le ciel quĠon dit bas, au lavoir de lĠorage. Les votes de nuages. Le ciel semble sĠtre abaiss. Un soir, un jour qui prmaturment sĠassombrit, o ciel et terre paraissent sĠatteindre.
11.
- O vas-tu ?
- Je vais avec le souffle chaud du dsert.
- Vite, trouve-toi un abri, un toit, maintenant que tu es un dsert en marche.
12.
- Qui es-tu ?
- Je me fais vent, car on mĠa li les pieds et les poings.
- O vas-tu ?
- Je vais quand la route sĠefface derrire mes pas.
13.
- DĠo viens-tu ?
- DĠun pays lointain qui tend ses plaines et ses ruisseaux de lĠautre ct du dsert. L-bas, les hommes croient en la souverainet de lĠesprit, du dsert et de lĠesprit, quĠils appellent Dieu.
- L-bas, les hommes ne savent pas quĠils marchent lĠenvers, tte en bas, et que leurs pieds foulent lĠair et le ciel. Ils sĠactivent et leurs chevilles effilochent les nuages, mais privs de tout appui, ils nĠavancent jamais et jamais ne quittent leur couche.
14.
- O vas-tu ?
- Je vais la terre.
- La terre, o est-elle ?
- Il ne restait plus quĠun jardin. Il ne restait quĠune lueur et quĠun souffle. Il nĠy avait plus que des murs et des hommes assis, des hommes au visage fltri.
- La terre leur manquait. La terre sĠtait craquele et effondre sous le poids de leur puisement.
- QuĠas-tu dit la terre ?
- Terre dserte, sous le vent sec et brlant, ta sve, lĠeau ne tĠirriguera plus tant que les lvres humaines ddaigneront de te baiser, tant que le souffle et lĠhaleine dĠun homme ne tĠauront pas touche.
- Les hommes, eux, restent sourds ce quĠils connaissent dj, ne voulant pas entendre le savoir qui les habite et les parle.
15.
- Ce chemin que jĠai pris, que nul nĠentend, joue pourtant la musique des pas. Musique des pieds trans, des pieds las.
Les mansardes et les coqs faisaient les rives immobiles de ce ruisseau. Courant qui ne permettait pas que lĠon sĠarrtt.
Quel rocher, quel toit abritera nos ttes ? Quelle arche recueillera nos fardeaux ?
16.
- Plus loin, il y a une valle. Au creux de la valle, on marche sur une terre mouvante. L-bas, tu nĠauras plus rien de vtements et dĠamis. L-bas tu nĠas pas ta place. Chaque pied enfonc en terre creuse ta couche tombale. Le tombeau de tes liens.
17.
- Des cavaliers ont emprunt ce chemin, au milieu du dsert. Je les ai vus passer. Ils taient cinq, huit, peut-tre dix.
- O vont-ils ?
- Ils font route vers lĠinnocence de lĠimage, au milieu du dsert sans image. Car ils se sont lasss de toutes les images, mirages au dsert, et qui sont au dsert le seul peuple immobile.
- Que disent les cavaliers ?
- Ils parlent, ou bien se taisent. Je ne me souviens pasÉ taient-ils eux-mmes mirage, ombres fugitives dĠun peuple dĠimages ? Ils sont maintenant dans ma mmoire faillible un extrait de mes rves.
18.
- Qui parle ?
- Le dsert parle. Jamais la voix ou le prche nĠa lieu dans le dsert, mais par lui ou de lui. Le dsert nĠa pas besoin dĠeau, puisque la voix du dsert est son eau, la fois souterraine et cleste, elle laisse la ligne de sable et dĠhorizon la scheresse et lĠaridit de son sol.
- Parle, le dsert entend. Crie, le dsert rpond. Quand sauras-tu entendre sa voix et lui rpondre ?
- O vas-tu ?
- Je vais o les chemins se perdent et les traces se brouillent. O je mĠefface avec les traces. O je me perds avec les chemins. Je me laisse porter avec la poussire que soulve le vent au ras des dunes.
19.
- A cause de lĠaiguille qui se cache au milieu de tout le sable. A cause de la nuit et de lĠombre derrire la dune, sous le rocher, dans le jour du dsert, jĠirai au dsert comme lĠaiguille va parmi les grains de sable innombrables.
- O vas-tu ?
- Je vais disparatre, comme la nuit dans le jour disparat sous le jour mais nĠen demeure pas moins nuit.
20.
- Demande-toi aprs le dsert ce que tu y auras fait fleurir.
21.
- O vas-tu ?
- Je vais Miliana. Je vais An-Sefra. Je vais Tlemcen. Je vais au ChlifÉ
- Mais quel est ton ciel ?
- Mon ciel ? Ce sont ces corps en chute qui ne sĠcrasent pas.
- Sont-ils tes guides ?
- CĠest moi qui suis leur guide. Je suis le cocher de leurs chars, le capitaine de leurs vaisseaux, et quand mes yeux sĠouvrent, leurs voiles se hissent dans le firmament.
22.
- QuĠas-tu dit au dsert ?
23.
- Les gnrations frappent du pied et implorent une parole claire, droite, et une parole encore indchiffrable, encore obscure, sauvage et grouillante dans le dsert.
24.
- Dans le palais informe des dunes vivent deux clans de plerins. Les premiers viennent de lĠEst et vont vers le couchant. Les seconds cheminent sur une piste circulaire. Les premiers sont appels peuple des ombres, et ce sont des ombres dures. Les seconds sont appels peuple des ombres, et ce sont des ombres molles.
- Lesquelles de ces ombres sont vivantes ? Lesquelles sont mortes ?
- La mort est une couleur. La vie est une lueur plus terne, plus neutre, que le soleil affadit. Dans notre pays, les ombres sont la fois vivantes et mortes. Car des fossoyeurs leur ont t la couleur et lĠabsence de couleur, la libert de vivre, comme celle de mourir.
- Comment une ombre peut-elle tre appele dure, ou molle ?
- Les ombres dures se sont leves pour marcher et marcher toujours, soldats de dsespoir. Les ombres molles sont les ombres de la rsignation qui ne dsirent plus que se fondrent et se perdre dans le sable brlant.
25.
- O vas-tu ?
- Je vais aux frontires. Je les atteins toutes et les remercie en imagination dĠavoir prserv et ma vie et ma mort.
26.
- le mauvais chemin nĠest pas le chemin de lĠerrance. Ce nĠest pas non plus le chemin des questions.
- Ce nĠest pas le chemin escarp, abrupt.
- Ne celui de lĠascension prilleuse.
- Ce nĠest pas la droute, ou le chemin de ronde. Ce nĠest pas le chemin oublieux, ou le chemin du retour.
- Ce nĠest pas la voix muette, la voix sche ou la voix humide.
- Le mauvais chemin est celui de la pense sans chemin, sans mandre, le chemin qui ignore le dsert et lĠhorizon, le chemin sans droute et sans pitinement.
27.
- QuĠest-ce que tu vois ?
- Une ombre au soleil, tel est lĠavenir, en son amour.
- Une lumire sans ombre, tel est le prsent, de foi et dĠaversion, dĠespoir et dĠaffliction.
28.
- Combien de fois la flamme dans ta main sĠest-elle endormie ? La nuit vient, et tout nĠa t quĠun peu dĠeau verse sur du marbre.
- La fentre que tu as ferme mĠassoiffera de soleil jamais retir. La fentre que jĠai ouverte ne pourra plus fermer.
- Des larmes, une clameur soudaine, ont travers ma chair et lĠont laisse muette, sans secours, et dsormais pierreuse, elle gt, prive dĠelle-mme.
29.
- Pourras-tu gager contre tous une mmoire suffisante, indfectible ?
- Je me souviensÉ Avant, dans ce pays, le sang tait des ntres – il peuplait nos pomes. AujourdĠhui le sang a menti, dserteur des images, il souille trop de mains.
- Face au vent, un seul oubli dscellerait ta demeure, le haut plateau o se dressent les chances, effigies, paroles et enfants de demain. LĠoubli est une terre, ma nourrice, qui dvoile un peu de demain. Parce que lui, oubli, emporte avec lui toute la mmoire.
- QuĠas-tu emport ?
- Je ne dtiens aucune pense charitable, aucun flau, mais un legs devenu presque imperceptible. Un regard perdu dans une roseraie de sang.
- La prosprit des coups et du sang ne connat ni la disette, ni la trve hivernale, mais elle engraisse une vigne strile qui marche sur nos terres.
30.
- O vas-tu ?
- Voix de Mostaganem. Voix des Ouled Nal.
- Voix des Ksours.
- Voix de MdaÉ Elles me guident et je les suis en aveugle, et je ne sais o je vais.
31.
- LĠge inique du sang vers ne peut vaincre le cri o lĠon peroit lĠavenir rconcili.
- Combien ai-je t pour entendre tant de cris et de clameurs lointaines, dans le fortin dĠune voix trangle ?
32.
- O va le sable ?
- Il va au dsert.
- O coule lĠeau ?
- Dans le puits, ou dans la cascade.
- O dort le miroir ?
- Dans une chambre, dans le sable ou dans lĠeau.
- Ta main, quoi sert-elle ? Que peux-tu prendre dans ta main ?
- La main ne peut saisir le sable du dsert. Elle ne peut retenir lĠeau en cascade.
- Peut-elle prendre le miroir ?
- Elle ne peut que se toucher elle-mme, la surface qui la tient lĠcart dĠelle-mme. Je nĠai de main que dans lĠimage de la main.
- Le sable nĠest pas plus dans le dsert que lĠeau dans la cataracte, la main dans mon corpsÉ tout en miroir comme en esprit. Le dsert est esprit, le dsert est vent, multiple et changeant.
- La main, promesse de mon esprit. Le corps, promesse de ma main. Se regarder en face, promesse de mon peuple.
33.
- JĠattends que le dsert souffle, et souffle ma flamme.
- Au second souffle, je ferai nuit.
34.
- Au dernier souffle, je tomberai, dans lĠespace qui spare le dsert du dsert.
35.
- Le dsert prend fin. A la lisire, je mĠarrte. Je ne franchis pas la lisire, et le soleil, je ne le vois pas en face. La face du soleil en regard de ma face, signe quĠil brle sans tre consum.
- L-bas, de lĠautre ct, il nĠy a plus dĠÏil, de voix, ou de mains. Une vague lumire, insaisissable.
- Un dsert nouveau ?
- Dsert sans ombre, sans nuit.
36.
- O vas-tu ?
- Je reste. A demeure, dans le mouvement immobile de lĠavenir.
Olivier Capparos