LÕespace, les automates et le vŽgŽtal (Hopper II)

 


           

Chez Hopper, la gŽomŽtrisation de lÕespace est le corrŽlat dÕun traitement mŽcanique et dŽshumanisant des corps. LÕarchitecture austre et rigoureuse des villes, de la ville, imprime ses lignes et ses volumes, ses configurations strictes aux attitudes et postures des individus, mornes personnages privŽs de vie et dÕexpression. Le corps citadin est un corps cadrŽ, morcellŽ et figŽ. La ville est son sanctuaire. Nous n'avons jamais ˆ faire ˆ la manifestation dÕune puissance vitale ni ˆ une psychologie mais ˆ une lente dŽgradation de lՎnergie humaine. Nul ne sait ce que peut un corps, sans doute, mais il est possible aussi quÕun corps ne puisse plus et nÕait aucune puissance. Et sÕil est vrai que le peintre apporte son corps, comme le dit ValŽry, encore faut-il sÕinterroger sur ce quÕun corps apporte, ou peut encore apporter.

Or chez Hopper, indiscutablement, tout se passe comme si les lois mŽcaniques de la res extensa Žtaient devenues celles qui rŽgissent aussi les corps humains : morceaux de chair insensible et figŽe, enveloppes blmes errant dans la ville ou cloisonnŽes dans leurs bureaux, ils ont ŽtŽ vidŽs de leur substance vitale. La spatialitŽ du milieu urbain opre presque inŽluctablement une nŽgation de la vie, qui para”t ds lors succomber ˆ la ville et sՎpuiser, jusquՈ dispara”tre. O est la vie, chez Hopper ? O passe lՎnergie, et comment se dŽploie-t-elle ? Le fait est qu'ici lÕespace a finalement converti les individus, hommes ou femmes qui peuplent ces lieux, en de muets pantins inamovibles, en automates cruellement dŽpourvus dՉme et de souffle vital, de toute forme dÕintŽrioritŽ agissante. Ni force corporelle, ni psychologie apparente, Hopper congŽdie les traits essentiels de la figure humaine et rejette toute forme dÕintimitŽ, dÕespace propre, auquel nous pourrions nous identifier. Les individus ne sont plus que des ombres parce quÕils apparaissent au moment o ils se sŽparent dÕeux-mmes : la reprŽsentation sÕest faite aliŽnation. AbandonnŽs par lÕesprit qui autrefois les hantait, ces humains ne sont plus nos alter ego mais les p‰les figures qui interrogent, du fond de leur immobilitŽ spectrale, lÕacte de reprŽsentation lorsquÕil prŽtend atteindre ou dŽlivrer un sens plausible, ou pour le moins acceptable, de la figure humaine.

Mais si la reprŽsentation nÕa pas lÕhumain pour vocation, ou plut™t si la peinture se doit de trouver dÕautres formes que celles qui ont prŽvalu au moins jusquÕau XIXme sicle, si elle doit abandonner tous les artifices dÕimitation de la vie humaine Š ˆ savoir dÕabord la parole et le discours narratif comme structure de la reprŽsentation, dont l'absence est plus que patente chez Hopper, mais aussi lÕanimation de personnages rŽpartis en profondeur dans lÕespace, ŽlŽments essentiels des images de la reprŽsentation classique qui, comme le disait Foucault, ont toujours ŽtŽ parlantes bien quÕelles fussent muettes Š cÕest parce quÕil est possible et mme nŽcessaire de sÕorienter vers une autre voie afin de scruter cette indicible transcendance dans lÕexistence, cette manifestation de lÕesprit qui Žmerge au-delˆ de toute situation humaine donnŽe sans reposer sur les valeurs que nous pourrions avoir la tentation dÕinvoquer afin de rendre acceptable lÕidŽe quÕil faut, que nous devons continuer ˆ peindre nos semblables. Pourquoi ne pouvons-nous cesser de peindre le corps ?
Si cela nous para”t impossible, alors il faut se demander si ce nՎtait pas une erreur de croire quÕil avait dŽjˆ tout dit, lorsque nous le faisions marcher et parler, se dŽplacer et tenter de communiquer ou de profŽrer de vaines paroles. En quoi le silence et l'immobilitŽ seront dŽsormais les marques d'une nouvelle forme d'humanitŽ incarnŽe. Car si nul n'est en mesure de savoir vŽritablement ce que le corps peut, alors il faudra tenter de sortir de lÕhumain pour retrouver ce qui, en dŽfinitive, rend lÕhumanitŽ non seulement possible mais encore valable. LÕart de la voyance, tel que nous avons pu le dŽcrire, sÕengage sur cette voie.

La forme que prend cette qute apporte alors une rŽponse ˆ la dŽshumanisation des ŅpersonnagesÓ, ˆ travers un devenir-vŽgŽtal qui anime le voyant ds lors quÕil cherche dans le visible la vŽritŽ de ce qui le constitue. LÕimmobilitŽ et le silence ne seront pas ici des  accessoires, des caractŽristiques secondaires de la peinture, mais bien les conditions intrinsques de lÕexpŽrience ici poursuivie. La renaissance incarnŽe qui se dessine au terme de la recherche, celle-lˆ mme quÕobtient magistralement Hopper ˆ la fin de sa vie lorsquÕil met enfin ˆ jour cette sensualitŽ inŽdite qui est lÕoeuvre dÕun corps solaire, dÕune peau vŽritablement hŽliotrope, nÕest accessible quÕau prix dÕun mutisme volontaire et dÕune inamovibilitŽ accrue. LÕultime rŽveil de la chair, sa renaissance ˆ travers ce plaisir immatŽriel qui constitue la dimension salvatrice des corps, est ainsi lÕexpression du devenir-vŽgŽtal dans sa forme la plus aboutie. Lˆ, lÕinvisible se rŽvle ˆ travers lÕexpŽrience dÕun rayonnement qui est tout ˆ la fois lumire et chaleur, phŽnomŽnalitŽ originaire o visibilitŽ, chair et flux solaire ne font plus quÕun. Revenir en-deˆ de la reprŽsentation signifie alors : dŽgager une forme de lÕappara”tre o chair et vision se conjuguent parce quÕelles renvoient en rŽalitŽ ˆ un seul et mme milieu du visible, Žnergie qui est conjointement chaleur et lumire. La peau serait-elle un grand oeil primitf ?

LorsquÕil vint ˆ Paris au dŽbut du sicle, sortant ˆ peine de l'Ecole des Beaux-Arts et de ses studios fermŽs, Hopper dŽcouvrit la puissance de lumire naturelle lors de promenades sur les bords de Seine ; il prit alors brutalement conscience du fait que Ņla lumire Žtait diffŽrente de tout ce que jÕavais connuÓ, parce que Ņles ombres aussi Žtaient lumineuses, de la lumire reflŽtŽeÓ et que Ņmme sous les ponts il y avait une sorte de brillanceÓ(1). Jusqu'ˆ la fin de sa vie, sans doute aussi par gožt de la provocation, il assurait ainsi ŅJe suis restŽ impressionniste !Ó Ce n'est pas en vain : il acquit ds sa jeunesse cette vŽritŽ au sujet de la positivitŽ absolue de la lumire, qui nÕest pas lÕautre de lÕombre ni une lutte avec lÕobscuritŽ, mais ce dans quoi et gr‰ce ˆ quoi il peut y avoir  attŽnuation et nuance, dŽploiement infini du visible. Y compris de lÕinvisible. A quoi rŽpond alors, ˆ la fin de sa carrire, la dŽcouverte de cette vŽritŽ d'un corps vŽgŽtal qui sÕaccorde intimement avec l'essence de la voyance puisquÕil est vrai que la vie est ˆ son origine une puissance photosensible et que le flux du rayonnement solaire engendre la vie sur terre. On peut alors retracer cette progression au cours de laquelle le devenir-vŽgŽtal rachte les corps prisonniers de lÕautomatisme, et o le voyant finit par acquŽrir cette peau chlorophyllienne dont le pouvoir dÕimpression est, sinon source de vie, du moins pouvoir de rŽgŽnŽrescence.

(1) CitŽ par Y. Bonnefoy dans Edward Hopper au MusŽe Cantini. Ed. MusŽe Cantini/ Adam Biro, Paris, juin 1989. Bonnefoy cite en lÕoccurrence un extrait de la correspondance du jeune Hopper.





        

 

            Finitude et spatialitŽ

 

            Chez Hopper la ville est ce territoire de la nŽgation de la vie qui renvoie ˆ une conception de la spatialitŽ conue ˆ partir de la finitude et de lÕaliŽnation. La conception gŽomŽtrique du cadre rend en effet possible une surdŽtermination des ŽlŽments spatiaux qui permet d'Žlaborer un espace clos, de lÕenfermement et de la rŽpŽtition. Dans un tel espace, les corps nÕont plus de quoi se mouvoir et ne peuvent plus exercer leur puissance intŽrieure : ils sont soumis ˆ un rŽgime dÕapparition qui nÕest plus le leur, mais celui, mŽcanique, de la matire inerte et de l'Žtendue.

            Les termes en lesquels Gilles Deleuze dŽfinit lÕespace gŽomŽtrique au dŽbut de lÕImage-mouvement fournissent des ŽlŽments qui peuvent Žclairer les choix esthŽtiques de Hopper en ce qui concerne la ville. Deleuze dŽcrit en effet le cadre gŽomŽtrique comme Žtant celui qui Ē prŽexiste ˆ tout ce qui vient sÕy inscrire Č1 : il fonctionne selon des Ē coordonnŽes choisies Č dont la valeur est Ē mathŽmatique Č, cÕest-ˆ-dire abstraite et idŽale. De telles coordonnŽes dŽterminent des Ē limites prŽalables ˆ lÕexistence des corps dont elles fixent lÕessence Č. En cela, le cadre gŽomŽtrique sÕoppose au cadre physique, lui-mme dynamique, qui au lieu de prŽexister aux ŽlŽments qui sÕy inscrivent, en dŽcoule et leur succde, sÕinscrit dans le mouvement des corps au lieu de leur prescrire les lois de leur mobilitŽ. A lÕinverse du cadre physique, le cadre gŽomŽtrique exprime donc la prŽsŽance des formes et des ŽlŽments plastiques sur les contenus de la reprŽsentation, ainsi que la valeur inconditionnelle de ses ŽlŽments. Le cadre, et la spatialitŽ qui en dŽcoule, valent alors par eux-mmes. LÕespace gŽomŽtrique sera ainsi Ē conu comme une composition dÕespace en parallles et diagonales, la constitution dÕun rŽceptacle tel que les masses et les lignes de lÕimage qui viennent lÕoccuper trouveront un Žquilibre Č ; et par lˆ, Ē le cadre est insŽparable de fermes distinctions gŽomŽtriques Č. Le cadre gŽomŽtrique a ainsi pour fonction dÕinstaurer un ordre spatial fixe et autonome qui est en somme lÕinvariant formel de la reprŽsentation : il prŽexiste ˆ tout ce qui vient sÕy inscrire et donne ˆ la spatialitŽ une valeur absolue qui exprime le primat de lÕespace sur le temps. La res extensa prime sur la durŽe. Ce qui signifie quÕune forme de contrainte ontologique est ˆ lÕĻuvre dans la composition : les corps sont en eux-mmes dŽterminŽs par les lignes et les volumes o ils apparaissent. Cet espace nÕest ni neutre, ni objectif, mais coercitif : il exerce une influence nŽgative sur les corps.

            Cela se traduit gŽnŽralement chez Hopper par l'insertion du corps dans un cadre, fentre ou porte, qui assure son enfermement et le prive de toute possibilitŽ de mouvement. La rigueur excessive des lignes et lÕaspect profondŽment immobile des volumes rejaillissent sur les individus qui y vivent.

 

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Cape Cod Morning

(Matin au Cap Cod, 1950, huile sur toile, 86,7 x 101,9 cm)

 

Dans Cape Cod Morning par exemple, le dŽcor de la maison qui opre la nŽgation du mouvement dŽshumanise alors le personnage. Le r™le de la baie vitrŽe est de maintenir son corps dans un espace aussi Žtroit que possible, configurŽ de faon ˆ ce que lieu ne soit pas simplement habitable, mais pour qu'il puisse surtout enfermer ce quÕil contient : la partie basse de la fentre est juste assez large pour laisser appara”tre le buste de la femme ; elle sÕy tient et sÕy dŽcoupe sans plus pouvoir sÕen dŽgager. FigŽe dans une posture qui est visiblement une contrainte, elle devient alors solidaire de cet espace dont la gŽomŽtrie, angulaire et rigide, conditionne sa position qui nÕa plus rien de naturel. Ainsi la fentre nÕest pas seulement cette ouverture qui nous permet de voir le personnage, cÕest dÕabord le cadre qui le capture, le contient et le fixe ; cÕest un espace fermŽ qui lÕencl™t et lÕempche dÕexister sur le mme mode dՐtre que les ŽlŽments naturels. Appara”t ainsi un contraste assez net avec lÕespace extŽrieur, dont la femme est justement coupŽe. La rencontre de la nature et de lÕhabitat humain renforce la profonde diffŽrence entre lÕespace libre et spontanŽ de la prairie et de la fort, et celui, nŽgateur, de lÕarchitecture. Les formes libres et souples de la nature, leur essentielle mobilitŽ, sont ce qui manque au personnage et ˆ son habitacle. La nature paisible et rayonnante est un espace libre, ouvert et accueillant ; la maison un espace clos et essentiellement fini qui nÕoffre aucune possibilitŽ dՎpanouissement.

           

Cette finitude de la spatialitŽ atteint alors son plein rŽgime dans les tableaux de villes. La composition gŽomŽtrique y a pour fonction de surdŽterminer les signifiants plastiques et dÕexacerber les dŽterminations formelles de la reprŽsentation. Les moyens de rŽaliser cette finitude sont le surcadrage et la rŽpŽtition. Il sÕagit dÕune part dÕintroduire des cadres dans le cadre afin de saturer lÕespace de parallles et de surfaces rectangulaires, dÕautre part de sŽlectionner des motifs susceptibles de se rŽpŽter ˆ lÕintŽrieur dÕune mme scne et dÕintroduire ainsi un mouvement mŽcanique au sein de la toile. Le processus de cl™ture de lÕespace consiste ainsi ˆ dŽmultiplier les parties de lÕespace tout en les subdivisant. Aussi faut-il noter que ce nÕest pas lÕabsence dÕissue ou dÕouverture qui caractŽrise cette nŽgativitŽ spatiale, mais sa tendance ˆ tre perpŽtuellement en voie de se clore et de se fermer sur elle-mme. La limite nÕest pas ici borne ou frontire mais action de limiter, processus de limitation. Au lieu de sÕouvrir sur une autre dimension, hŽtŽrogne ˆ ses parties, ou de se fermer dŽfinitivement, lÕespace est vouŽ ˆ se fermer indŽfiniment sur lui-mme en se rŽpŽtant sans cesse ˆ lÕidentique. CÕest de cette tendance ˆ nÕavoir aucun terme rŽel pouvant achever la division et la dŽmultiplication de ses parties que dŽcoule la propriŽtŽ nŽgative de lÕespace qui va engendrer lÕaliŽnation des corps qui sÕy trouvent.

 

 

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Apartment Houses

(Maison de rapport, 1923, huile sur toile, 61 x 73,5 cm)

 

 

            Ce phŽnomne est particulirement frappant dans Apartment houses o Hopper profite du vis-ˆ-vis des deux immeubles afin de rŽaliser un embo”tement de surfaces prises les unes dans les autres. Dans cette toile o tout nÕest plus que rectangle, les cadres de fentres se rŽptent de faon incongrue : on peut en distinguer quatre dont la disposition est une inclusion qui surcharge la toile ; les cadres renvoient les uns aux autres parce quÕils sont visibles les uns ˆ travers les autres. CÕest ainsi que dans la partie gauche du tableau les deux fentres de la pice o se tient le personnage – dont lÕactivitŽ suggre dŽjˆ la rŽpŽtition mŽcanique des gestes – en laissent deviner une troisime (qui se trouve sur le mur de lÕimmeuble dÕen face) ; la fentre du premier plan englobe celle du second qui contient ˆ son tour celle du fond. Nous avons donc trois fentres en une : lÕaction du cadrage se dŽpasse dans un surcadrage et l'espace tend alors ˆ se cl™re sur lui-mme. Par cette tendance ˆ la cl™ture, Hopper rŽalise ce qu'un commentateur appelle justement des "pomes visuel de l'enfermement" (R. Brettel, E. Hopper : les annŽes parisiennes, 1906 - 1910, Žd. Museum of Modern art of New York), dans lequel le r™le des larges surfaces, vides et imposantes, est Žgalement dŽterminant. Le dŽcadrage, quand ˆ lui, souligne le mŽpris Žvident avec lequel Hopper a ŽvacuŽ le personnage du centre de l'image au profit de cette excessive imbrication gŽomŽtrique des cadres. Comme le dit P. Bonitzer, le point de vue souverain de la reprŽsentation qu'incarne le trs cŽlbre Las Meninas de Velˆzquez est ici destituŽ au profit d'un point de vue singulier quelconque - preuve de l'ironie "perverse" avec laquelle la modernitŽ a destituŽ le point de vue de sa souverainetŽ classique - qui tŽmoigne d'une "excentricitŽ radicale qui mutile et vomit les corps hors du cadre et focalise sur les zones mortes, vides, stŽriles du dŽcor" (P. Bonitzer, "DŽcadrages", ThŽories du cinŽma, Žd. Cahiers du cinŽma, 2001, p. 128). En mme temps que le peintre exacerbe la spatialitŽ de l'image, est abandonnŽ le point de vue souverain et total de la reprŽsentation. La vision n'est plus une vision Žminente ou privilŽgiŽe, le spectacle qu'elle nous donne ˆ voir est un anti-spectacle. Le "personnage" n'offre aucune forme d'intŽrioritŽ psychologique, son humanitŽ dispara”t derrire le travail et la fonction sociale, sa destitution est soulignŽe par le fait que nous ne voyons justement ni ses mains, ni ce qu'elles sont en train de faire.

L'usage du surcadrage et du dŽcadrage permet ainsi ˆ Hopper de dŽvelopper un embo”tement de formes qui se rŽptent les unes les autres sans introduire de diffŽrence : mmes couleurs, mme structure, il sÕagit dÕun mŽcanisme qui ne vise quՈ surdŽterminer la spatialitŽ de composantes gŽomŽtriques (lignes droites, angles droits, paralllesÉ). Ces rŽpŽtitions sont alors dÕautant plus stŽriles que les fentres en question, au lieu dÕouvrir sur dÕautres scnes et dÕautres ŽvŽnements, ne laissent rien voir de particulier et nÕouvrent sur rien. La peinture se doit de montrer la vacuitŽ du monde moderne et l'aliŽnation de ses individus, ce que bon nombre de tableaux de Hopper ne cessent de mettre en scne.      

A un travail mŽcanique dŽpourvu de sens – celui dÕune femme de mŽnage – rŽpond un espace de la rŽpŽtition. On ne devient un automate, chez Hopper, que parce que lÕespace accomplit dŽjˆ lÕautomatisme ˆ travers la mise en place dÕune rŽpŽtition dŽpourvue de pouvoir diffŽrenciant. DÕune faon gŽnŽrale, on peut alors formuler lÕidŽe que les processus de rŽpŽtition et de surcadrage expriment la primautŽ des ŽlŽments du reprŽsentant sur ceux du reprŽsentŽ. Les ŽlŽments plastiques acquirent une indŽpendance et une autonomie par rapport ˆ leur fonction figurative : ils ne servent pas tant ˆ reprŽsenter quՈ opŽrer la cl™ture de lÕespace et ˆ imposer le vide de leur contenu. Hopper sՎloigne ainsi de la fonction reprŽsentative de la figuration pour retrouver une tendance ˆ lÕabstraction qui est le corrŽlat de la nŽgativitŽ spatiale. Car au lieu dÕintroduire des diffŽrences – ce qui nous renverrait alors au principe crŽateur et diffŽrenciant de la diffŽrence, introduisant de la nouveautŽ et de lÕimprŽvisible – la rŽpŽtition se joue comme rŽpŽtition de lÕidentique au sein dÕun espace homogne.

 

             Ce point alors est mis en avant dans Apartment houses par la prŽsence dÕun ŽlŽment dŽpourvu de toute fonction de reprŽsentation. A lÕintŽrieur de la fentre du milieu, qui donne sur lÕimmeuble voisin, on aperoit en effet une ligne dÕun bleu lŽgrement violet et plus vif que les autres, qui rencontre la bande dÕun jaune Žclatant dÕun store inondŽ de soleil. Or cette bande bleue nÕest pas situŽe ˆ lÕintŽrieur de la fentre, elle nÕappartient pas ˆ sa structure, ˆ ses montants : lÕombre que le soleil dessine le long des deux rebords de la fentre permet de diffŽrencier ce segment violet et de le distinguer nettement comme ne faisant pas partie du montant vertical de gauche. Il appara”t donc ˆ lÕintŽrieur de la fentre, mais sÕil est visible ˆ travers elle, cÕest parce quÕil nÕen fait justement pas partie. Il devrait donc en tout Žtat de cause appartenir au mur de lÕimmeuble voisin qui appara”t lui aussi ˆ lÕintŽrieur de la fentre. Cependant, son Žchelle et sa disposition nous indiquent tout le contraire : il est en rŽalitŽ situŽ bien trop en avant par rapport ˆ ce troisime plan dÕarrire fond et nÕen Žpouse pas le sens des lignes de fuite. Un tel ŽlŽment ne fait donc partie ni de la fentre de la pice o se tient la femme, ni de lÕimmeuble voisin.

            En rŽalitŽ, rien ne justifie sa prŽsence. Ce segment de couleur violacŽe, isolŽ de ce qui lÕentoure parce quÕaucun des ŽlŽments qui le jouxtent nÕaccepte de le compter comme sien, ne fait nullement partie de la composition pour les besoins de la reprŽsentation. Sa prŽsence nÕest dŽterminŽe par aucun impŽratif de type rŽaliste, aucun reprŽsentŽ ne lui correspond : aucune rŽfŽrence, aucune correspondance avec un ŽlŽment de la rŽalitŽ ne le justifient. Ce segment de couleur insolite se trouve au milieu du tableau sans pourtant renvoyer lÕespace de la reprŽsentation en tant que tel : il nÕest assignable ˆ aucun plan de la scne reprŽsentŽe. Ce nÕest donc quÕun pur et simple reprŽsentant vide, cÕest-ˆ-dire un ŽlŽment plastique dŽpourvu de toute fonction de reprŽsentation, sans autre signification que celle de sa propre prŽsence. Cette forme, qui nÕa dÕautre valeur que sa position au sein de la composition, ne signifie en fait rien dÕautre quÕun excŽdent de spatialitŽ, un trop plein de lÕespace. Simple segment, ce reprŽsentant sans reprŽsentŽ nÕest donc motivŽ par rien, si ce nÕest par la volontŽ dÕabstraction gŽomŽtrique qui actualise la nŽgativitŽ de la res extensa. La tendance ˆ lÕabstraction devient alors le vecteur dÕune intention ˆ la fois plastique et mŽtaphysique : celle qui vise ˆ dŽterminer lÕespace comme nŽgation de la libertŽ et de la crŽation intrinsques ˆ lÕactivitŽ de lÕesprit. En ce sens, nous rejoignons avec ce procŽdŽ les thses bergsoniennes concernant la nature de lÕespace. Car la spatialitŽ est la tendance inverse de la spiritualitŽ, qui est elle-mme source de vie et de crŽation. A lÕinverse, lÕespace est ce milieu homogne nÕassurant que la rŽpŽtition du mme, incapable de laisser une diffŽrence de nature sÕintroduire au sein de lՎtendue. La spatialitŽ est le rgne de la matire inerte et de la rŽpŽtition du mme, le milieu du devenir automate des corps.

 

 

 

 

 

            Les automates

 

            Ce devenir appara”t dans les toiles qui portent sur la vie citadine, o sont reprŽsentŽs le travail, le loisir et autres activitŽs humaines. On y observe une rŽduction des corps ˆ une forme mŽcanique dÕexistence. Lˆ encore, cÕest la prŽgnance du milieu spatial qui accapare lՎnergie des individus.

 

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Chair Car

(Voiture-salon, 1965, huile sur toile, 101,6 x 127 cm)

 

 

Chair car met en scne un wagon de train o appara”t une succession de fauteuils, de vitres et de carreaux de lumire projetŽs sur le sol. Les mmes formes se rŽptent sur le mme axe, en ligne droite. La perspective est bouchŽe, rŽsolument close. Ce wagon est un espace fermŽ o rien ne semble pouvoir arriver. Cette absence dՎvŽnement se traduit alors par lÕabsence radicale de communication et de dialogue entre les personnages. La femme de gauche semble bien se tourner vers sa voisine de droite, mais la position de celle-ci rend aussit™t nulle la possibilitŽ dÕune quelconque relation : leurs regards ne se croiseront jamais, puisque la seconde est plongŽe dans sa lecture ; bien au contraire, cette disposition des corps, dictŽe par lÕespace du wagon, renforce leur isolement respectif. Le silence et le vide se sont emparŽs de ce lieu qui nÕest plus simplement humain2. Voilˆ sur quoi dŽbouche la nŽgativitŽ de lÕespace : lÕaliŽnation par la rŽpŽtition supprime toute forme de lien, toute humanitŽ entre les individus. Ils ne sont plus que des fragments de corps sans extŽrioritŽ : il nÕy a plus de communautŽ, de regard, dՎcoute. Chacun est ramenŽ ˆ la portion dÕespace quÕil occupe, nulle ouverture ne vient se faire jour entre chacun de ces ”lots humains. Si la communication et lՎchange sont toujours un Žchec chez Hopper, cÕest parce que la mise en scne spatiale des corps rend a priori impossible un tel milieu de vie, intermŽdiaire, entre les individus. La construction dÕun espace de lÕisolement supprime donc par essence toute forme dÕinteraction et de communautŽ. CÕest lÕaltŽritŽ qui est dŽfinitivement condamnŽe par cette disposition des corps soumis au rŽgime partes extra partes de la res extensa : lÕextŽriorisation rŽciproque des parties de lÕespace, en tant que milieu homogne vide, gagne les tres qui sÕy trouvent et les rend aussi extŽrieurs les uns aux autres que des points dans lÕespace ; de la mme faon que nous dissocions les parties dÕun tout en autant dՎlŽments disjoints et sŽparŽs, les corps se sŽparent et ne communiquent plus, ne participent plus ni du mme lieu ni du mme mouvement. La surdŽtermination des ŽlŽments spatiaux finit par supprimer toute forme dÕespace public et de communautŽ. La discontinuitŽ a envahi lÕexistence.

            Le devenir qui guette les individus est celui de lÕautomatisme. A terme, les humains ne sont plus que les ombres dÕeux-mmes. Lˆ o les propriŽtŽs de lÕespace accomplissent au mieux leur travail nŽgatif, cÕest dans les activitŽs professionnelles. Hopper nՎpargne personne en la matire : femme de chambre, coiffeur, ouvreuse de cinŽma, secrŽtaire, employŽ de bureau, sont soumis au rŽgime mŽcanique du travail, qui conjugue ˆ la fois un haut degrŽ de rŽpŽtition et une absence de crŽation. Dans ces professions en effet, le geste rŽpŽtŽ et la monotonie du labeur sont deux points essentiels. A chaque fois, lÕhomme ou la femme sont asservis ˆ une t‰che qui ne diffre jamais dÕavec elle-mme, qui nÕest que rŽpŽtition du mme ; cÕest-ˆ-dire qui engendre par rŽpŽtition le vide insignifiant et lÕabsence de sens. CÕest lˆ sans doute lÕobjectif visŽ par Hopper : la vacuitŽ du monde moderne, son absence radicale de signification.

            LÕautomatisme – Bergson en a parlŽ mieux que personne – cÕest la mort de la conscience, son assoupissement, son sommeil et son naufrage. LÕaction faite par habitude congŽdie la spontanŽitŽ de lÕacte libre et de lÕesprit, elle se passe de toute forme de pensŽe. La spontanŽitŽ et la plasticitŽ de la vie du corps sont niŽes du fait que corps et esprit nÕont plus quՈ rŽpŽter une seule et mme action. La conscience, qui tire son origine de lÕindŽtermination que la vie introduit dans la matire, retourne alors ˆ son Žtat le moins ŽvoluŽ lorsque lÕacquisition du schme sensori-moteur, pour parler comme Bergson, est telle quÕelle rend lÕindividu mŽcanique, semblable ˆ une machine qui exŽcute des mouvements sans inventer ni choisir3. CÕest cette dŽmission de lÕesprit qui est ˆ lÕĻuvre dans le devenir automate des corps : une faon de supprimer et dÕannihiler la part de lՉme en tant quÕentŽlŽchie, en tant que puissance vitale du corps. Si la rŽpŽtition et lÕautomatisme ont donc pour but de nous insŽrer dans la matire inerte, et par lˆ de nous rendre nous-mme inertes, alors on peut dire que le travail est ici synonyme dÕaliŽnation : il nous rend semblables ˆ ce que nous ne sommes pas et congŽdie notre conscience, il nous rŽduit ˆ cet Žtat inerte de la matire en modelant le corps ˆ lÕimage des rouages dÕun mŽcanisme. Et il rend lÕesprit superflu. Le geste machinal est inconscient, il nÕa besoin ni de libertŽ ni de crŽation, de cette essentielle indŽtermination de lÕesprit.

 

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            Ce nÕest donc pas un hasard si Hopper a intitulŽ lÕune de ses toiles Automat. On y voit une femme assise ˆ la table dÕun cafŽ, le regard creux, perdu. La grande vitre obscure  et vide, derrire elle, nÕest que la mŽtaphore de son ‰me : il nÕy a rien ˆ lÕĻuvre dans cet espace mental quÕune vacuitŽ tŽnŽbreuse et sans fond. Mais l'on constate que ce personnage nÕa rien de plus ou de moins que les autres personnages de Hopper. QuÕest-ce qui fait dÕelle un automate ? Rien, si ce nÕest lÕabsence cruelle dՉme qui se manifeste ici, ou plut™t, la vacuitŽ de cette ‰me, son absence. Au sens strict, ce personnage est inanimŽ. Et dans la mesure o cette femme ressemble ˆ tous ses congŽnres, on peut dire que ceux-ci sont Žgalement devenus des automates : les individus ne sont plus que les ombres dÕeux-mmes. Cette femme nÕen est plus une, pas plus que les autres femmes, pas moins que les hommes, ce nÕest quÕun automate dont lÕexistence est dÕune vacuitŽ si grande quÕelle nÕautorise mme plus ˆ parler dÕhumanitŽ. La mort sÕimmisce dans lÕespace de la vie et envahit les corps. Hopper conduit les p‰les reprŽsentants de lÕhumanitŽ jusquÕau bord de la reprŽsentation humaine : ce ne sont plus que des cadavres, tres p‰les et fantomatiques, spoliŽs de leur vie et de leur souffle vital.

           

            Cependant cette ŅinanimationÓ des personnages, cette absence voire cette impossibilitŽ pour eux de sՎveiller ˆ la vie, a un versant positif. Ce nÕest pas en vain que Hopper dŽpeint une humanitŽ au bord de sa propre reprŽsentation. Il y a en effet un lien intrinsque entre lÕautomate et le statut du corps vŽgŽtal, qui le rachte de cette lente dŽgradation morbide, et ce lien concerne les conditions nŽcessaires et suffisantes quÕimplique la renaissance du voyant. Soulignons immŽdiatement quÕun tel lien nÕest pas simplement descriptif, et quÕil a dÕabord des assises conceptuelles. Il sÕagit dÕune part de la caractŽristique phŽnomŽnologique de lÕexpŽrience que nous faisons de la co-prŽsence de lÕanimŽ et de lÕinanimŽ, dÕautre part, de la dimension virtuelle qui caractŽrise les conditions de lÕexpŽrience de la voyance, en tant quÕelle repose sur le silence et lÕimmobilitŽ. QuÕest-ce qui non seulement nous conduit au silence, mais encore doit nous y conduire ? QuÕest-ce qui nous conduit ˆ lÕimmobilitŽ, mais encore doit nous y conduire ? La rŽponse ˆ ces questions nous renvoie ˆ lՎtat de paralysie, voire dÕhallucination, qui dŽcoule de lÕexpŽrience que Freud, entre autres, appelle lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ.

 

           

 

            Freud a analysŽ ce phŽnomne dans ses Essais de psychanalyse appliquŽe, sous le nom de lÕĒ Unheimliche Č. Les critres dÕun tel sentiment sont les suivants : lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ est dÕabord Ē cette sorte de lÕeffrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps familires Č4. LÕUnheimliche est ˆ la fois liŽ au quotidien, au foyer et ˆ tout ce que la maison et lÕintimitŽ du chez soi apportent de rŽconfortant, mais o justement survient un sentiment, une sorte dÕangoisse liŽe justement au fait que soudain le familier, qui Žtait depuis si longtemps connu et sans surprise, se rŽvle sous un jour nouveau, dŽploie et manifeste un air que nous ne lui avions jamais vu. CÕest lÕextraordinaire, au sens strict, qui fait dÕabord lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ, ce fait de nՐtre plus rassurŽ par le rassurant mais au contraire saisi par lui.

Freud, citant un psychiatre allemand du nom de Jentsch, ajoute alors un second paramtre qui nous concerne plus spŽcifiquement : Ē un cas dÕinquiŽtante ŽtrangetŽ par excellence Č est Ē celui o lÕon doute quÕun tre en apparence inanimŽ ne soit vivant, et, inversement, quÕun objet sans vie ne soit en quelque sorte animŽ Č, puis poursuit, rŽvŽlant un ŽlŽment pour le moins important : Ē  il en appelle ˆ lÕimpression que produisent les figures de cire, les poupŽes savantes et les automates. Jentsch compare cette impression ˆ celle que produisent la crise Žpileptique et les manifestations de la folie, ces derniers actes faisant sur le spectateur lÕimpression de processus automatiques, mŽcaniques, qui pourraient bien se dissimuler sous le tableau habituel de la vie.Č Freud nÕadhre pas entirement au propos, mais le prend comme point de dŽpart de sa propre analyse, et continue de citer Jentsch, particulirement perspicace en ce qui concerne le thme des automates : Ē LÕun des procŽdŽs les plus sžrs pour Žvoquer facilement lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ est de laisser le lecteur douter de ce quÕune certaine personne quÕon lui prŽsente soit un tre vivant ou bien un automate. Č Les automates relvent donc de lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ, ils la produisent.

 

Il semble que Husserl ait Žgalement ŽtŽ sensible ˆ cet Žtrange spectacle. Dans Phantasia, conscience dÕimage, souvenir, il avoue avoir succombŽ aux charmes de lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ. Voici ce quÕon y trouve au paragraphe 19 :

Ē Les leurres type musŽe de cires, les panoramas etc. que nous avons dŽjˆ trs souvent mentionnŽs montrent que la transformation dÕun phŽnomne dÕimage par suppression de la fonction imaginative fait ressortir une apprŽhension perceptive ordinaire, et mme Žventuellement une perception pleine dotŽe de la croyance normale. Nous avons lˆ une perception normale, mme si elle sÕavre ultŽrieurement tre une erreur. Si nous devenons subitement conscient de la tromperie, la conscience de caractre dÕimage intervient alors. Mais dans ce cas, cette conscience nÕa pas tendance ˆ sÕimposer avec la durŽe. Avec ses habits, cheveux, etc. effectivement rŽels, et mme dans les mouvements artificiellement imitŽs par un dispositif mŽcanique, le personnage de cire ressemble si bien ˆ lÕhomme naturel que la conscience perceptive sÕimpose momentanŽment toujours ˆ nouveau. LÕapprŽhension imaginative est supprimŽe. Nous Ē savons Č bien que cÕest une apparence, mais nous ne pouvons nous empcher dÕy voir un homme. Le jugement conceptuel qui accompagne ce Ē savoir Č, ˆ savoir quÕil sÕagit dÕune simple image, demeure sans effet vis-ˆ-vis de lÕapparence perceptive, et la tendance ˆ prendre celle-ci pour la rŽalitŽ effective est si grande que par moments nous aimerions mme y croire. Č5

Il est admirable de voir combien Husserl souligne ici lÕimpossibilitŽ, face ˆ de tels spectacles, dÕopposer conscience dÕimage et conscience de perception. LÕapprŽhension imaginative, qui devrait convertir le sens de la scne vue en conscience dÕimage, est dŽsamorcŽe par lÕeffet de rŽalitŽ impossible ˆ rŽsorber. Dans le fond, Husserl rŽpte et confirme le trouble de Descartes qui, ˆ la fin de la seconde de ses MŽditations mŽtaphysiques, jugeait apercevoir, gr‰ce ˆ Ē l'inspection du seul esprit Č, des hommes, par sa fentre, et non de simples Ē automates montŽs sur ressorts Č : il affirme, par dÕautres moyens, la continuitŽ de lÕimaginaire et de la perception, leur confusion au sein mme de la perception. Appara”t ici lÕimpossibilitŽ noŽtique de sŽparer dŽfinitivement, pendant lÕacte du voir, les deux actes qui devraient sÕexclure mutuellement parce que leurs objets – un tre fictif ou un homme rŽel – sÕopposent en nature. Ce qui est ici patent, cÕest la faon dont tout savoir est soudainement neutralisŽ face ˆ la teneur de sens de lÕobjet peru. Celui-ci sÕimpose littŽralement ˆ la conscience : lÕapprŽhension imaginative est supprimŽe, dit Husserl – ce qui signifie dÕun point de vue noŽtique que cÕest une perception rŽelle qui sÕopre, ou du moins, une perception dont le contenu de signification demeure Ē rŽel Č. Ainsi : nous Ē savons Č bien que cÕest une apparence, mais nous ne pouvons nous empcher dÕy voir un homme. Le savoir que nous possŽdons par devers nous demeure impuissant face ˆ la puissance de lÕobjet qui habite notre perception, et qui ne se donne plus selon les modalitŽs habituelles de son appara”tre. Ce qui entra”ne la paralysie de la conscience, dans ses actes mmes, qui consiste ˆ ne plus pouvoir mobiliser son savoir conceptuel et ses jugements acquis afin dÕenrayer le simulacre dont elle se sait la victime. LÕinquiŽtante ŽtrangetŽ, dÕun seul geste, paralyse la conscience et annule la distinction de nature, valable au regard de lÕentendement seul, entre artefact imaginaire et tre animŽ. Le sens du peru ne permet plus de diffŽrencier ce que lÕentendement est dÕordinaire en mesure dÕopposer. LÕessence abstraite et conceptuelle de Ē lÕanimŽ Č se rŽsorbe dans lÕapparence de Ē lÕinanimŽ Č. Une apparence surgit, qui supporte simultanŽment deux essences contraires.

            DÕo vient cette paralysie du jugement ? Elle provient en rŽalitŽ de ce que lÕentendement ne peut accepter, en son sein, la prŽsence des contraires. Il s'agit en l'occurence de la perception, impossible au demeurant – mais lÕ Ē impossible Č n'est ici quÕune catŽgorie logique, et non une description fidle du peru – dÕune chose et de son contraire. En lÕoccurrence, dÕun homme et dÕun automate. Au niveau des significations visŽes et disponibles pour la conscience, cohabitent celle dÕune Ē poupŽe de cire Č et celle dÕun Ē homme rŽel Č. Or les deux, loin de sÕexclure comme elles le devraient, se superposent et se confondent, se mlent dans leur indiscernable proximitŽ. Les deux significations se prŽsentent simultanŽment ˆ la conscience perceptive, et communiquent ˆ travers une forme de confusion qui les rend indiscernables. Et leur indistinction provient dÕune indŽtermination premire au sein de laquelle il nÕest plus possible de distinguer une chose de son contraire. Ce nÕest pas tant les contraires qui se rejoignent, que le fait quÕils ne puissent plus tre distinguŽs en tant que contraires, parce quÕils proviennent en rŽalitŽ dÕun fond commun : lÕanimŽ et lÕinanimŽ se prŽsentent sous les mmes traits, leur communautŽ dÕappara”tre engendre lÕimpossibilitŽ, pour le jugement, de les diffŽrencier.

DÕo la paralysie, et la fascination qui sÕen suit : je devrais ne pas voir un homme lorsque je vois un automate, mais je ne peux pas ne pas lÕy voir car lÕautomate appara”t de la mme faon quÕun homme. La conscience est prise dans la contradiction dÕune perception dont le sens comprend deux significations qui devraient sÕexclure au regard des concepts dont lÕentendement dispose. La perception contient donc plus quÕelle ne devrait : son sens excde sa possibilitŽ logique. Cette paralysie est alors semblable ˆ celle qui fascine lÕanimal qui, face ˆ son prŽdateur, voit soudain en lui lÕimage disproportionnŽe de sa proie, et se retrouve alors face ˆ un phŽnomne contradictoire. Comme le raconte R. Thom, il sÕagit de Ē lÕoiseau fascinŽ par le serpent. Dans ce cas, on pourrait penser que la forme du serpent Žvoque chez lÕoiseau la forme archŽtype du ver, donc de sa proie. Mais la taille du serpent fait de lui le prŽdateur, dÕo sÕen suit la Ē paralysie du jugement Č de lÕoiseauÉ Č6

            Cette prŽsence des contraires dans lÕactualitŽ de la perception est donc ce qui paralyse la conscience et neutralise tout jugement possible. Cette perception renvoie ˆ lÕindŽtermination du peru qui, comme le rappelle Freud, se prŽsente quand nous demeurons dans le doute. Toute dŽtermination Žtant nŽgation, il nÕest pas possible de nier  ici lÕun ou lÕautre des termes de lÕalternative du doute, de les discriminer pour en choisir un au dŽtriment de lÕautre. Il est impossible dÕaffirmer que ce que je vois nÕest pas semblable ˆ un homme, de privilŽgier lÕun des deux termes sans trahir aussit™t le sens de lÕobjet peru : dire Ē ceci est un homme Č serait ici une erreur – et cela, nous en sommes bien conscients – mais affirmer que Ē cela nÕest quÕun automate Č ne rendrait plus compte de ce que nous percevons puisque lÕautomate en question appara”t justement comme un homme. Ainsi se rŽalise dans la perception une prŽsence en acte des contraires, ainsi appara”t un phŽnomne contradictoire et impossible, mais pourtant bien rŽel. La perception du spectacle des automates nous fait revenir en deˆ du rŽgime de la non-contradiction.

 

Cet accs ˆ un rŽgime contradictoriel de la perception signifie que la perception se rŽalise sur le mode de la conscience du rve. Au cĻur de lÕactivitŽ consciente ŽveillŽe, se mlent en quelque sorte rŽalitŽ et imaginaire, la vie de conscience se pare des attributs caractŽristiques de celle, assoupie, du rveur. CÕest ainsi que la logique du rve sÕimmisce dans un rŽgime de conscience normalement tenu aux fonctions logiques de la prŽdication. Dans Sur le rve, Freud analyse la faon dont sÕeffectue le travail du rve, par condensation des contenus psychiques et substitution des disjonctions exclusives par des synthses inclusives : Ē Lˆ o, dans lÕanalyse, quelque chose dÕindŽterminŽ peut se rŽsoudre par un ou bien – ou bien, on substituera ˆ lÕalternative un Ē et Č pour lÕinterprŽtation. Č7 Le travail de figuration du rve figure en un seul et mme individu collectif des ŽlŽments Žtrangers et contradictoires. Se prŽsentent ainsi des rŽcits et des images qui sont des cas de Ē transformation dÕune pensŽe aux fins dՎtablir une rencontre avec une autre pensŽe, de nature Žtrangre Č8. La pensŽe du rve excde les significations conscientes parce quÕelle synthŽtise des contenus de sens que notre pensŽe ŽveillŽe, dÕordinaire soumise ˆ la logique de lÕentendement, scelle en unitŽs claires et distinctes qui sont les essences constituant la rŽalitŽ dite Ē objective Č. Freud ajoute que la logique du rve, opŽrant sans nŽgation (et donc rŽciproquement, sans dŽtermination), est prŽcisŽment placŽe sous le signe de la contradiction. CÕest ainsi que Ē le travail du rve affectionne tout particulirement de figurer par la mme formation composite deux reprŽsentations qui sÕopposent : ainsi, par exemple, une femme voit porter en rve une haute tige de fleur, ainsi quÕon figure lÕange dans les tableaux de lÕAnnonciation (innocence – Marie est le nom de cette femme) mais la tige est garnie de grandes fleurs blanches, qui ressemblent ˆ des camŽlias (contraire de lÕinnocence : la Dame aux camŽlias) Č9. La symbolisation onirique est donc une forme de pensŽe qui, puisquÕelle nÕa plus ˆ faire lՎpreuve de la rŽalitŽ, cÕest-ˆ-dire lՎpreuve de lÕobjet, de ce qui est extŽrieur ˆ la totalitŽ psychosomatique dÕo naissent et o apparaissent les pulsions – puisque le rve doit les satisfaire de faon hallucinatoire – peut laisser libre cours ˆ une visualisation dont les objets ne renvoient plus ˆ des entitŽs logiquement discernables.

LÕassouvissement de la pulsion exige la condensation des images qui rŽvle la puissance du psychisme en matire de pouvoir symbolique : notre esprit nÕest pas originairement soumis ˆ une pensŽe de type logique, fondŽe sur le principe de non-contradiction, car celle-ci provient dÕabord du processus dÕobjectivation quÕest lՎpreuve de la rŽalitŽ, laquelle nous amne ˆ concevoir lÕobjectivitŽ en gŽnŽral sous la forme dÕune rŽalitŽ indŽpendante, existant en soi et par soi. Or la perception des automates, entre rve et perception, ne permet pas une telle objectivation, puis quÕobjectiver le sens du peru, le constituer en idŽalitŽ de lÕobjet existant en soi et par soi, reviendrait ˆ dire que le sens de notre perception peut exister indŽpendamment de ses actes. Or cÕest lˆ le but de la prŽdication objective, qui sÕannule ici : dire que ce que nous voyons nÕest pas rŽductible ˆ la perception que nous en avons, et existe aussi sur le mode de lÕen soi, indŽpendamment de notre point de vue et de notre acte de perception. CÕest cette prŽdication qui devient impossible dans le spectacle des automates o nous ne pouvons plus affirmer que ce que nous voyons existe objectivement.

           

Si la pensŽe du rve peut ainsi envahir la perception ŽveillŽe en nous prŽsentant des phŽnomnes contradictoires, des objets impossibles, cÕest parce que la perception peut aussi fonctionner comme pouvoir dÕaccs ˆ un phŽnomne virtuel, qui ne peut objectivement sÕactualiser et qui relve du mode de pensŽe contradictoire du rve. CÕest ainsi que sÕimmiscent, dans la perception consciente, les sympt™mes de lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ qui nous font tomber dans une paralysie o notre esprit se trouve comme endormi alors mme quÕil est ŽveillŽ. La manifestation dÕun phŽnomne impossible au sein de la perception exprime ainsi la possibilitŽ de se retrouver confrontŽ ˆ des phŽnomnes dont le sens enveloppe une contradiction, ce qui est le propre de la logique du rve et de lÕhallucination, o sÕopre un retour ˆ une forme originaire de la vie psychique. Comme lÕa montrŽ F. Gil dans son TraitŽ de lՎvidence, lÕhallucination ne reprŽsente pas un cas pathologique de la vie de lÕesprit, mais une structure formelle de la conscience o sÕeffectue la puissance en acte de la vŽritŽ, index sui et veri, gr‰ce ˆ Ē un facteur de prŽsencialitŽ qui est un mixte du rŽel de lÕobjet et du prŽsent du sujet Č10. Gil, ˆ partir de Freud, soutient la thse que Ē lÕhallucination appartient ˆ la structure de la conscience Č, et que cette structure nous fait Ē remonter au registre originaire postulŽ par Freud o il nÕy a pas lieu de distinguer entre reprŽsentation de mot et reprŽsentation de choses, sens et perception, et non plus entre figural et dŽsir, reprŽsentation et force Č11. Plus loin, Gil ajoute que lÕhallucination est Ē le mode de prŽsentation dÕune existence indŽterminŽe Č, parce que Ē un entre-deux sÕy substitue ˆ la distinction entre sujet et objet Č. Il cite Bion (ElŽments de la psychanalyse) : Ē lՎlŽment bta participe ˆ la fois de lÕobjet animŽ et de lÕobjet psychique, sans quÕil soit possible de les diffŽrencier Č12. CÕest ˆ cette indiffŽrenciation originaire du sujet et de lÕobjet, de lÕanimŽ et de lÕinanimŽ, que nous fait revenir la perception des automates en tant quÕhallucination perceptive o se manifeste la prŽsence des contraires, source de lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ.

 

 

            Du spectacle des automates au devenir-vŽgŽtal du voyant

 

 

Ce que lÕon peut retenir, cÕest donc que le spectacle des automates permet de conceptualiser un registre de lÕappara”tre irrŽductible ˆ la logique de lÕentendement, reposant sur le principe de non-contradiction. En ce sens, le phŽnomne contradictoire exprime une neutralisation du pouvoir de juger, cÕest-ˆ-dire dՎnoncer des propositions claires et distinctes sur lՎtat-de-chose peru ; cÕest la paralysie du jugement, et le sentiment dÕinquiŽtante ŽtrangetŽ qui en dŽcoulent. En un sens plus profond, la manifestation rŽelle, mais virtuelle, de lÕobjet impossible, de la co-prŽsence en acte de lÕanimŽ et de lÕinanimŽ, ou encore de lÕanimation de lÕinerte, nous renvoie ˆ un registre originaire o la matire du peru supporte simultanŽment deux formes que lÕentendement croit pouvoir opposer, mais qui se rŽsolvent en fait lÕune dans lÕautre. En ce sens, la phŽnomŽnalitŽ rŽvle une origine commune qui sÕenracine dans la structure de lÕhallucination qui supprime ici toute possibilitŽ de diffŽrenciation des contraires. La conscience retombe dans une forme de confusion primitive o lÕindiffŽrenciation des phŽnomnes est fondamentale : appara”tre comme Žtant ˆ la fois A et non-A est lÕessence du phŽnomne impossible. Si le spectacle des automates a donc un lien intrinsque avec le devenir-vŽgŽtal du corps et le statut ontologique du voyant, cÕest parce que la paralysie quÕil met en oeuvre est une expŽrience o la perception se dŽsolidarise des autres fonctions de lÕactivitŽ que sont dÕun c™tŽ la parole et de lÕautre, le mouvement. Nous pensons que le devenir du voyant, sa renaissance, renvoie ˆ une passivitŽ primordiale o voir ne peut plus tre effectuŽ corrŽlativement ˆ parler et ˆ marcher. Le visible accde ˆ son essence intime par la rupture dÕavec les registres du dicible et du mobile, il se donne au-delˆ de lÕespace de la mobilitŽ et de lÕexpression avec lesquels il voisine habituellement. La conqute dÕun espace pur du visible, mettant fin ˆ la parole et ˆ la mobilitŽ, suppose donc que le voyant devienne vŽritablement vŽgŽtal, un tre dŽpourvu de toute forme de mobilitŽ et dÕexpression, mais dont lÕactivitŽ consiste en un pur sentir photosensible, qui est lÕessence de la voyance.

            Il est singulier de remarquer lÕassimilation que fait Aristote du nŽgateur du principe de non-contradiction et la plante. Dans le quatrime chapitre du livre G de la MŽtaphysique, on sait quÕAristote, Žnonant la nature anhypothŽtique du principe de non-contradiction, ne peut, par lˆ mme, en faire la dŽmonstration. DŽmontrer la vŽritŽ du premier principe, qui dit quÕil nÕest pas possible que deux attributs contraires appartiennent en mme temps et sous le mme rapport ˆ un mme sujet, impliquerait que nous en possŽdions alors un autre en vertu duquel celui-ci pourrait tre validŽ. Ce qui est impossible, en vertu de sa nature. Aristote ne peut donc proposer quÕune rŽfutation des partisans qui le rejettent, cÕest-ˆ-dire montrer quÕil incombe ˆ ceux qui en nient la valeur de prouver la vŽritŽ de sa nŽgation ; mais que cela Žtant impossible, il nÕy a alors pas de dŽmonstration ˆ apporter puisque sa nŽgation ne peut avoir lieu. La posture du nŽgateur du principe est, tout simplement, intenable. Voici ce que dit Aristote : Ē Il est cependant possible dՎtablir par voie de rŽfutation lÕimpossibilitŽ que la mme chose soit et ne soit pas, si lÕadversaire dit seulement une chose. SÕil ne dit rien, il serait ridicule de chercher ˆ exposer nos raisons ˆ quelquÕun qui ne peut donner la raison de rien, en tant quÕil ne le peut. Un tel homme, en tant que tel, est ds lors semblable ˆ une plante. Č13

Dire un mot pourvu de signification impliquerait en effet dՎnoncer une signification dŽfinie, dŽterminŽe, et non son contraire ou  sa nŽgation. Ē Homme Č ne peut pas signifier Ē non-homme Č, et la quidditŽ dÕune signification exige une unitŽ minimale de sens en vertu de laquelle nous pensons ˆ quelque chose de dŽterminŽ ; car dÕune part Ē la pensŽe est impossible si lÕon ne pense pas un objet un Č, et dÕautre part Ē le nom, comme nous lÕavons dit au dŽbut, possde un sens dŽfini et un sens uniqueČ14. La quidditŽ dÕĒ homme Č nÕest donc pas Žquivalente ˆ la non-quidditŽ dÕhomme, puisque Ē homme Č se dit dÕun sujet dŽterminŽ et non de toute chose quelle quÕelle soit. Celui qui doit Žnoncer quelque chose, ne serait-ce quÕun mot, ne peut donc que se soumettre au principe, sans quoi il ne peut que se taire et rester muet. Mais ce quÕAristote sous-entend en rŽduisant le nŽgateur du principe au statut de plante, cÕest quÕil en va de mme pour ses mouvements : sÕil avait ˆ ne faire quÕun seul geste, le nŽgateur devrait nŽcessairement faire un geste dŽterminŽ, ayant une direction dŽterminŽe et unique, et non contradictoire. Le nŽgateur doit donc non seulement se taire, mais aussi demeurer immobile. CÕest ainsi quÕil finit par se retrouver tout aussi privŽ de mouvement que de parole : car toute mobilitŽ, quÕelle soit verbale ou motrice, implique la dŽtermination exclusive dÕun sens. CÕest en cela que celui qui se soustrait au principe, parce quÕil nÕy a pas selon lui de dŽtermination ontologique ultime, mais bien une co-prŽsence des contraires, est rŽduit ˆ lՎtat vŽgŽtal.

Ce statut vŽgŽtal nÕest cependant pas accessoire. Demeurer dans la confusion virtuelle quÕimplique lÕaffirmation ontologique de la contrariŽtŽ – et non seulement noŽtique, comme semble le supposer Aristote lorsquÕil en vient ˆ lÕargument de la rŽfutation – cÕest affirmer la rŽalitŽ de cette contrariŽtŽ comme dimension premire et originaire des phŽnomnes, et non des choses en tant que telles. Car le phŽnomne ouvre lÕexpŽrience ˆ ce tissu commun ˆ lÕagent et au patient, au sentant et senti, ˆ ce substrat o sÕenracinent les formes de la perception en tant que flux hylŽtique. La paralysie vŽgŽtale du nŽgateur du principe de non-contradiction renvoie ˆ celle que nous avons analysŽe plus haut au sujet de lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ, et qui subjugue et sature la perception. Elle provient de cette manifestation de la co-prŽsence originaire des contraires, elle signale lÕentrŽe dans ce domaine virtuel o circulent les phŽnomnes impossibles.

 

SÕil y a donc un devenir-vŽgŽtal du voyant, cÕest parce que le voyant accde ˆ ce degrŽ de perception o la perception nÕest plus inspection du seul esprit, comme le dit Descartes, ni acte dÕun sujet prenant en charge la constitution des objets et des essences de la rŽalitŽ. Le voyant sÕen remet au pur sentir visuel, ˆ la hylŽ originaire, il dŽlaisse les pouvoirs de lÕentendement et les actes cognitifs objectivants. Il ne cherche pas ˆ conna”tre, mais ˆ p‰tir, et ˆ Žprouver lÕimpossible. Son silence et son immobilitŽ tŽmoignent de ce choix radical. Ce nÕest pas une simple co•ncidence, ds lors, si ce sont lˆ les deux attributs majeurs de lÕĻuvre Hopper. Devenir voyant, cÕest devenir semblable ˆ une plante : sÕen remettre au silence et ˆ lÕimmobilitŽ, ˆ lÕimpossibilitŽ dՎnoncer quoi que ce soit du visible, et sÕabstenir de le soumettre ˆ lÕespace moteur dans lequel nous nous dŽplaons. Le visible nÕest plus le milieu o se situent les objets dont nous parlons – territoire apophantique de la parole en tant quÕacte de dŽvoilement, mis ici hors-jeu par la paralysie du jugement qui empche toute forme dՎnonciation prŽdicative – ni lÕespace o lÕon se meut et que lÕon traverse. Il nÕest plus que visible, pur milieu de lÕappara”tre. Toute activitŽ mobile est congŽdiŽe : ne reste que cette passivitŽ immobile, fondamentale, de la plante. CÕest la mme passivitŽ qui gagne le voyant et qui constitue la plante.

 

Une fois libŽrŽ le visible en soi, que reste-t-il au corps ? Nous lÕavons dit : le corps va faire lÕexpŽrience du rayonnement lumineux. La sensualitŽ que retrouve Hopper ˆ la fin de son Ļuvre est une sensualitŽ solaire, ˆ la fois lumire et chaleur. Le voyant se tourne vers le foyer rayonnant de lÕorigine. Mais le lien entre voyance et vŽgŽtal est plus essentiel encore, il concerne le principe de photosensibilitŽ qui anime la perception visuelle comme la synthse chlorophyllienne       .

            Comme le remarquait Bergson dans L'Evolution CrŽatrice, cÕest sans doute la mme fonction de vision, sur la base dÕun pouvoir dÕimpression photosensible, qui est en germe chez lÕInfusoire, tre microscopique unicellulaire, dans la tache de pigment qui constitue chez lui la surface chimique sensible ˆ lÕexcitant lumineux, et qui se retrouve ensuite, au cours de lՎvolution, dans la structure de lÕĻil telle que nous la connaissons chez les VertŽbrŽs15. La structure interne de la rŽtine contient en effet, entre les cellules ˆ b‰tonnets et le prolongement du nerf optique, des cellules pigmentaires16 qui pourraient bien tre le rŽsidu de cet oeil encore en germe chez les Infusoires, dŽjˆ prŽsent chez eux bien avant que ne sÕopre la diffŽrenciation et la complexification progressive de lÕorgane et de la fonction visuelle. Par ailleurs, outre ces cellules pigmentaires, les cellules ˆ b‰tonnets qui se situent dans le prolongement de la zone pigmentŽe contiennent Žgalement un pigment rouge appelŽ pourpre rŽtinien, lequel reoit directement la lumire en vertu du fait que les cellules qui le prŽcdent sont transparentes.

            Ce qui justifierait alors le fait de parler de dŽveloppement de lÕoeil en tant que peau primitive du vivant, sur la base de ce pouvoir photosensible des cellules pigmentaires. DŽveloppement conjoint de la peau et de lÕĻil, sous lÕinfluence dÕune radiation lumineuse et thermique. Mais alors, si le phŽnomne de pigmentation, ou plut™t si les cellules pigmentaires sont ce qui engendre ˆ la fois la substance colorŽe des plantes et la facultŽ de percevoir des couleurs (bien que lÕoeil ne soit certes pas muni de chlorophylle), si la coloration est un processus inhŽrent ˆ toute forme de vie, du vŽgŽtal jusquՈ lÕanimal, et si la chlorophylle se colore de la mme faon que se colorent les cellules photosensibles de lÕĻil, alors on peut dire que la vŽritŽ de notre facultŽ de vision rŽside, originairement, dans ce pouvoir que possde la vie de tirer de la radiation solaire ce qui constitue ˆ la fois la substance primitive de ses organismes et sa propension ˆ la vision. En quoi la voyance serait essentiellement liŽe ˆ la nature photosensible de la matire vivante et ˆ la lumire en tant qu'ŽlŽment de son dŽploiement et source de son dŽveloppement. Ē Nous sommes des plantes ! Č, voilˆ ce que pourraient bien exprimer les corps dans les dernires toiles de Hopper. Ce qui implique cette vŽritŽ du vŽgŽtal dans son Ļuvre, cÕest lÕaccord essentiel de la plante avec la nature de lÕart de la voyance, qui repose sur le silence et lÕimmobilitŽ, ainsi que sur une tendance hŽliotrope dŽcisive.

 

 

Eric Beauron

 

 

sommaire

 


1. Pour lÕensemble des citations, voir G. Deleuze, LÕImage-mouvement, Žd. de Minuit, Paris, 1983, pp. 24-25

2. ŅPeut-tre ne suis-je pas trs humain. Mon dŽsir consistait ˆ peindre la lumire du soleil sur le toit dÕune maisonÓ, disait Hopper ˆ la fin de sa vie. Il est ˆ noter que cet aveu dÕanti-humanisme nÕest pas quÕune proposition verbale, chez lui, mais lÕexpression de ce qui a toujours motivŽ sa peinture : une interrogation sur les limites de lÕhumanitŽ, dans ses rapports avec les exigences de lÕesprit. La qute de lÕinvisible ne peut en passer que par la rupture dÕavec lÕintŽrt convenu de la reprŽsentation ˆ lՎgard de la figure humaine. LÕaccs au corps vŽgŽtal semble en effet devoir rompre avec deux caractŽristiques fondatrices de lÕhumanitŽ : le dŽveloppement du pouvoir moteur de la corporŽitŽ dÕune part, et du langage articulŽ de lÕautre. Le silence et lÕimmobilitŽ sont ici les signes les plus marquants de cet anti-humanisme.

3. Pour nÕen citer quÕun exemple Žloquent : ŅQuÕarrive-t-il quand une de nos actions cesse dՐtre spontanŽe pour devenir automatique ? La conscience sÕen retire. Dans lÕapprentissage dÕun exercice par exemple, nous commenons par tre conscients de chacun des mouvements que nous exŽcutons, parce quÕil vient de nous, parce quÕil rŽsulte dÕune dŽcision et implique un choix ; puis, ˆ mesure que ces mouvements sÕencha”nent davantage entre eux et se dŽterminent plus mŽcaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous dŽcider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et dispara”t.Ó in LÕEnergie spirituelle, La conscience et la vie, Oeuvres, Žd. du Centenaire, pp. 822-823.

4. Freud, Essais de psychanalyse appliquŽe, Žd. Gallimard, p.165.

5. Husserl, Phantasia, conscience dÕimage, souvenir, Žd. JŽr™me Millon, 2002, trad. R. Kassis, J-F. Pestureau, p. 80-81. Nous soulignons.

6. R. Thom, Paraboles et catastrophes, Žd. Flammarion, 1983, p. 118

7. Freud, Sur le rve, Žd. Gallimard, 1988, trad. C. Heim, p. 76

8. idem, p. 77

9. idem, pp. 80-81

10. F. Gil, TraitŽ de lՎvidence, Žd. JŽr™me Millon, 1993, p. 230. Voir le chapitre VIII surtout en ce qui concerne lÕhallucination.

11. idem, ¤142, pp. 220-221.

12. idem, ¤142, pp. 222-223.

13. Aristote, MŽtaphysique, 1006 a 11-14, Žd. Vrin, trad. Tricot, p.124. (nous soulignons)

14. Idem, 1006 b 10.

15. H. Bergson, Evolution CrŽatrice, P.U.F, 2001, pp. 62-63.

16. Il sÕagit en lÕoccurrence de la mŽlanine, pigment brun foncŽ qui donne sa coloration ˆ la peau, aux cheveux et ˆ lÕiris.