Catherine



1.


Maxence
Il faut tuer tous ceux qui ne voudront pas immoler aux dieux.
Je me moque des dieux.
Qu’est-ce que ça veut dire, les dieux ?
Ça ne veut rien dire.
Pourtant je dis : immolation aux dieux, et pour ceux qui ne veulent pas immoler, la mort.
Riches, pauvres, c’est la même chose.
Tous doivent immoler.
Tu ne veux pas immoler ? Tu ne crois pas aux dieux ?
La belle affaire !
Ce n’est pas ce qu’on te demande.
Immole ou crève.
Crève.
Et toi, le con, pourquoi ce zèle à immoler ?
Tu crains les dieux ?
Tu es très con et ton zèle me touche.
Baisse ton pantalon et que le bœuf que tu vas immoler te lèche le cul.
Je ne veux entendre que chants de jubilation et mugissement des bêtes.
Oh la belle, la merveilleuse cacophonie.
Il y a une folle, là, qui pousse des cris et s’asperge du sang des bêtes.
Approche-toi, la folle.
Non, reste, je viens.
Pourquoi fais-tu ça ? ça fait partie du rite ?
Tu prends tout ça au sérieux ?
Tu es encore plus folle que je ne le croyais.
Tu n’as rien compris.
Tiens, prends ces cent coups de fouet.
Immolez, vous tous, immolez, habitants d’Alexandrie et des environs.
Voilà pourquoi je vous ai convoqués.
Voilà ce que je veux voir.
Immolation.
Immolation.
Égorgez les bêtes, j’égorgerai les hommes et les femmes.
À chacun sa part.
Mais qui s’avance, couverte de joyaux et entourée d’esclaves ?
Qui est cette beauté qui vient vers moi avec un air de reproche et sans me saluer m’assomme de démonstrations et de syllogismes et fait preuve d’une extraordinaire habilité dans le maniement des figures de rhétorique ?
Allégories, métonymies, je connais ces formes du discours et c’est indéniable qu’elle en fait un usage astucieux.
Je sais le reconnaître.
Mais ma belle, ce n’est pas le sujet aujourd’hui.
Immole ou crève.
Ou plutôt, non. Ne crève pas.
Laisse-moi achever ce que je suis en train d’entreprendre et viens me voir.
Va.
Il ne convient pas que tu restes au milieu de cette orgie.
Et puis sous ton regard je me sens un peu gêné.
Viens me voir quand j’aurai fini.
Allez, ouste.
Va-t’en.








2.


Catherine
Pas de salut.
Entendez mon éloquence.
Admirez ma sagesse.
Vous n’avez pas tout compris ce que j’ai dit.
Je recommence.
Le monde entier est dans l’erreur.
Je suis la seule à dire vraie jusqu’à ce que vous disiez comme moi.
Mais vous serez toujours dans l’erreur parce que quand vous direz la même chose que moi,
moi
je dirai autre chose.
En attendant vous avez l’obligation de me croire.
Je vous le démontre par mes raisonnements et mes syllogismes.
Est-il argumentation plus convaincante ?
Laissez-vous embobiner.
Vous aurez toujours un train de retard.
On vous a fait venir des endroits les plus divers, les plus éloignés.
Vous n’étiez pas d’accord entre vous.
Vous disputiez entre vous.
Et maintenant, après m’avoir écoutée, vous en avez fini avec votre bavardage.
Vous ne dites plus rien.
Est-ce que vous m’avez écoutée ?
Est-ce qu’il faut que je recommence ?
Je demande : qu’on vous ensevelisse vivants au milieu de la cité.
Qui a perdu la parole est déjà enseveli.
Il n’est pas bon d’être séparé de son être.
Voilà pourquoi je dis : qu’on vous ensevelisse.
Ne soyez plus séparés.
Laissez-vous ensevelir.
Tu pleures, mon vieux ?
Ne pleure pas.
Regarde-moi.
Sèche tes larmes et regarde-moi.
Je te crache au visage. Mieux vaut un crachat sur la joue qu’une larme, tu ne crois pas ? Ne dis rien. Tu as déjà de la terre dans la bouche.
Et toi qui te vantais du rond et de la sécante, je te griffe le visage. Tu l’as ta preuve. Tu n’as plus rien à craindre, on ne te l’enlèvera pas : on verse déjà la terre sur toi.
Et toi qui te lamentes et te frappes la poitrine, regarde ce bout de bois. Anéanti par ce que j’ai annoncé, tu voudrais t’appuyer dessus ?
Je te l’enfonce dans l’anus et tu ne cries pas ?
Jusqu’où irai-je ?
Maintenant que le bâton est tout entier en toi, saute dans la fosse avant que je ne t’y pousse.
Ensevelissez-les.
Ensevelissez-les.
Ils ont tout compris –––––– mais à contretemps.
C’est ça qui les rend insupportables.







3.


Maxence
Pour qui te prends-tu ?
Regarde la statue que j’ai fait ériger.
Est-ce qu’on ne dirait pas toi ?
Vraiment, je ne sais pas laquelle est l’originale, l’autre la copie.
Tu ne vaux pas mieux qu’une statue.
Tu ne vaux pas mieux que ce morceau de plâtre qu’un esclave ou quelque chose de pas loin a façonné.
J’ai dit : combien ?
Il a donné son prix. J’ai marchandé. Quand on s’est mis d’accord sur 40% du prix qu’il avait d’abord donné, j’ai dit, tope-là et j’ai mordu sa main.
Bien entendu, je ne vais pas le payer comme il s’attend.
Je vais te donner à lui.
Juste retour des choses.
Ce plus vil des personnages, il n’y a pas une partie de la statue où il n’ait passé ses outils.
Et tu voudrais faire la fière ?
Qu’il le fasse sur toi.
Moi j’irai au lit avec l’autre.
En tout je passe après l’esclave.
Que personne ne s’avise de s’en plaindre.
Ma vie se passe à refaire ce qu’il a déjà fait.
Je le regarde agir et puis je viens et je répète ses gestes.
Tu crois que je suis stupide et que je fais tout comme lui sans rien comprendre de ce qu’il fait ?
Je ne suis pas si bête que tu le crois.
L’imbécile c’est l’esclave.
C’est lui qui fait ce qu’il fait sans le comprendre.
Moi, je ne l’imite qu’après l’avoir étudié avec ferveur.
Je travaille comme un malade.
L’esclave est creux comme un mot sonore.
Moi je remplis mes gestes du travail de l’acteur qui connaît parfaitement son rôle et son texte.
Assez d’arrogance.
Admire mon talent.
À vous regarder toutes les deux, la statue et toi, je te vois bien plus stupide que moi.
Ta stupidité fait ressortir l’intelligence de ce bloc de plâtre.
Comme a contrario la stupidité de l’esclave qui ne sait pas ce qu’il fait fait ressortir mon intelligence.
Tu n’auras pas de nourriture pendant douze jours. Tu imagineras toutes sortes de stratagèmes pour t’en procurer. Pas la statue.
Je te frapperai à coups de croc de fer. Ta chair exhalera une puanteur insupportable. Pas la statue.
Jamais tu n’arriveras à l’imiter comme j’imite l’esclave.
Tu es trop bête.
Qu’on en finisse.
Qu’on me mette au lit avec ce misérable morceau de plâtre, et l’autre, donnez-la à l’esclave.
Mais avant, châtrez-le.








4.


Catherine
Il n’y a que moi qui vois l’oiseau ?
Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’oiseau.
Ça veut dire ce que ça veut dire.
Quand j’ai dit à l’oiseau, plonge ton bec dans les yeux de cet ivrogne qu’on avait mis dans mon lit et perce-les, l’oiseau l’a fait.
Que l’ivrogne soit maintenant aveugle, c’est un fait.
Que l’on dise que c’est moi qui l’ai fait, que l’on dise que je suis méchante et néfaste, ce sont aussi des faits.
Mais que ça soit moi qui l’ai fait, c’est le contraire d’un fait. C’est une construction de l’esprit.
L’oiseau n’est pas une construction de l’esprit, c’est un fait.
Quand je dis à l’oiseau, nourris-moi. Il plonge son bec dans ma bouche et y dépose des aliments.
On dit que j’ai de la nourriture cachée quelque part dont je me nourris et que c’est pour ça que je suis florissante.
On dit que je triche.
Qu’on dise ce qu’on veut mais qu’on me regarde.
Rien dans les mains, rien dans les manches. Pas de tour de magie.
Vous ne voulez pas voir l’oiseau ? Vous voudriez le voir que vous ne le verriez pas.
Crédules ou incrédules, vous avez tout faux.
Je suis la seule qui ne triche pas.
Cinq cent bonshommes font la queue à ma porte.
Je dis à l’oiseau : énerve-les.
L’oiseau passe sur eux et les frôle avec ses ailes.
Ils le remarquent à peine. C’est un courant d’air.
Je dis à l’oiseau : repasse.
L’oiseau repasse et cette fois-ci ils disent : qui me chatouille ? Et chacun se tournant vers l’autre ils se regardent d’une drôle de façon.
Je dis à l’oiseau : encore.
Et cette fois, ils sont véritablement énervés. Ils veulent écarter d’eux ces frôlements et ces caresses qui n’en finissent pas, ils veulent et ils ne veulent pas. Dans une épouvantable cohue, ils se précipitent à mes pieds, ils voient une incroyable clarté et c’est alors que l’oiseau leur perce le cœur.
On me dit de me tenir tranquille.
Mais je me tiens tranquille.
Si je suis si tranquille c’est que je possède toutes les formes de sagesse.
Je n’ai pas besoin de voir pour savoir.
On ne peut jamais me prendre en défaut.
Les pères de familles se tournent vers moi pour que je leur montre la bonne direction. Qu’on leur tranche la tête.
Les reines veulent que je les console. Qu’on leur arrache le sein.
Je suis logique et mathématique et économique.
Qu’un oiseau vienne me voir c’est logique et mathématique et économique.
Il n’y a rien de plus logique et mathématique et économique que ça.
Que l’oiseau leur tranche la tête et leur arrache le sein à ceux qui ne sont rien de tout ça. Tous ceux qui se sont ni logiques ni mathématiques ni économiques, que l’oiseau s’acharne sur leurs cadavres.





5.


Maxence
Ça a été facile.
Sur le coup j’ai pensé que j’aurais dû le faire depuis longtemps.
Un coup d’épée et la tête a sauté.
Je respectais sa magie.
Elle était très forte.
Bien sûr je ne crois pas plus à la magie qu’aux dieux. C’était son habileté qui m’impressionnait. Et son culot.
Ses tours de passe-passe et ses déclarations tonitruantes étaient à mourir de rire. Mais on aurait dit qu’elle les prenait au sérieux.
Qu’elle prenait tout au sérieux.
Elle m’a rendu fou.
À cause d’elle j’ai poussé des rugissements terribles.
Je me suis dit malheureux et digne de pitié.
J’ai continué à immoler mais pour lui prouver qu’elle n’avait pas de pouvoir sur moi, j’ai immolé de la façon la plus grotesque qui soit. À chaque fois c’était plus grotesque que la fois précédente.
Ça peut marcher un certain temps, mais il arrive un moment où ça n’est simplement plus possible.
La dernière fois c’était pire que tout.
Tout le monde était fatigué et indifférent. Je n’en ai pas vu un seul qui ne baillait pas. Les bouches s’ouvraient de façon démesurée aussi bien chez ceux qui voulaient immoler que chez ceux qui ne voulaient pas. En cinq minutes c’était plié.  Au premier coup de pied dans le cul j’étais las comme je ne l’avais jamais été.
Je suis rentré et je lui ai dit :
Va-t’en.
Pour de bon.
Ne reste pas ici.
Je n’en peux plus.
Elle m’a regardé de son air terrible et elle m’a dit de cesser de tenir de tels propos.
Elle m’a dit :
« Je suis ma propre maîtresse.
Tu ne peux pas me chasser.
Tu veux te débarrasser de moi ? Ton manque de caractère est effarant. Réfléchis bien.
Ce n’est pas dans ton intérêt.
Tu es un bouffon.
Sans moi, tes répliques sont d’une platitude à faire pleurer d’ennui.
Avec moi, tu as un théâtre où tenir ton rôle.
À toi de te montrer à la hauteur de ce théâtre. »
Quand elle s’est enfin tue, j’étais hébété.
J’ai fait venir mon ingénieur et je lui ai dit de préparer dans les trois jours quatre roues entourées de scies de fer et de clous très pointus. Que deux de ces roues tournent dans un sens, et les deux autres, qu’elles aillent dans le sens contraire, qu’il y en ait deux au-dessous pour tirer en déchirant et qu’il y en ait deux au-dessus pour repousser et broyer, ai-je dit.
Trois jours plus tard, l’ingénieur est revenu avec la machine.
C’était probant.
Alors je l’ai fait venir, cette maudite chienne qui m’avait mordu le cœur et fermé les paupières.
Voilà, ai-je dit.
Je guettais sa réaction.
C’est bien, dit-elle, sans cesser de me regarder, et à peine l’avait-elle dit qu’une effroyable déflagration détruisit la machine et tua en même temps quarante-quatre mille personnes qui se tenaient autour de moi.
Ça m’a déprimé.
Dardant sur moi son regard de braise, elle a murmuré :
« Coupe-moi la tête ».
Elle disait « Coupe-moi la tête » mais c’était après la mienne qu’elle en avait.
J’avais peur.
Elle insistait.
Elle ne me laissait pas en paix.
Elle me pourchassait dans les couloirs et les réunions.
Ça devenait embarrassant.
Pour gagner du temps, je faisais couper d’autres têtes.
Ma femme, la consolation de toutes mes peines, mon meilleur ami, l’unique gardien de mon âme.
Rien ne la satisfaisait.
Pour finir, c’était elle ou moi.
J’ai dit qu’on la tue.
Quand j’ai vu qu’en guise de sang du lait jaillit de son corps, quel imbécile je fais –––––– j’ai été soulagé. Ensuite son corps s’est élevé dans les airs et avant que j’aie pu reprendre mon souffle il avait disparu.
Sans le sang, sans le corps, comment ferai-je mon deuil de cette créature ?







Nicolas Vatimbella




photographie d'Eric Beauron




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