Entre chien et loup

 

 

 

Entre les marteaux demeure notre cÏur,

comme une langue entre les dents malgrŽ tout

 poursuit la louange.

 

Rainer Maria Rilke

 

 

 

 

A lĠadulte lisant les dernires paroles du loup, Ç cĠest pour te manger È, avant quĠil ne se jette sur le petit chaperon rouge et la dŽvore sans appel, Perrault indiquait cette consigne de lecture : Ç on prononce ces mots dĠune voix forte pour faire peur ˆ lĠenfant comme si le loup lĠallait manger È. Mais, un sicle plus tard, on commena ˆ estimer que ce type de procŽdŽ Žtait nocif aux enfants. Un certain Jean Franois Sobry, moraliste rŽvolutionnaire, a ainsi Žcrit en 1799 un Dicours sur la Maladie de la peur dans les enfans o il exhorte les adultes ˆ changer leurs manires Žducatives anxiognes avec les enfants : les gouvernantes ne doivent plus les terrifier en leur disant que le loup va venir ; les parents ne doivent plus les forcer dĠaller dans lĠobscuritŽ quand ils en ont peur, ou les humilier ˆ cause de cela ; enfin, on Žvitera de leur lire des contes, surtout quand le soir et lĠheure du coucher approchent,  car

Ç ce qui propage le plus la maladie de la peur parmi les enfans sont les contes impertinents dont Perrault a si malheureusement enrichi la langue franoise, et qui par la vŽritŽ avec laquelle ils sont narrŽs, sont en mme tems le charme et lĠeffroi du second ‰ge (É). Le mal quĠon fait ˆ leur ame en lĠabreuvant de ces faits faux, et effrayants, est incalculable È.

 Sobry conclut quĠ Ç il nĠy a pas de poison moral plus mortel ˆ lĠenfance et ˆ la jeunesse que la lecture des contes de Perrault È. Cinq ans auparavant, cet avocat de formation avait proposŽ ses idŽes vertueuses en tant quĠaccusateur public au tribunal criminel de Lyon, sous la Terreur.

Perrault Žcrivait assurŽment en des temps barbares. Plus policŽe, lĠactuelle littŽrature pour la jeunesse affiche le louable objectif dĠamuser les enfants sans leur faire peur : pour reprendre les mots de Sobry, le charme y est soigneusement distinguŽ de lĠeffroi. LĠenfant ne doit pas avoir peur. Les loups et ogres sont toujours aussi nombreux, mais leur aspect redoutable est dĠemblŽe dŽsamorcŽ, dĠune faon assurant ˆ lĠhistoire son originalitŽ amusante. Quelques exemples. Le loup qui sĠaimait beaucoup trop (2010) : lors dĠune fte, il se vante dĠtre le plus fort, se rend antipathique aux autres animaux ; mais en rentrant chez lui le soir, il se perd, prend peur et tombe dans un trou dont les autres vont le sortir. MoralitŽ : Çavoir des amis, cĠest bien utile È. CĠest moi le plus fort (2001), et le plus fŽroce : ˆ nouveau le loup sĠen vante, les autres le lui concdent pour lui faire plaisir, jusquĠau moment o une sorte de petit lŽzard lui dit : Ç non, cĠest ma maman È. Fureur du loup, menaces tonitruantes, avant que lĠapparition dĠun(e) Žnorme dinosaure ne lui fasse rendre les armes et balbutier : Ç cĠest moi le gentil loup È. Le loup ne fait plus le poids. Autre sŽrie dĠhistoires, celles avec un loup gentil mais qui souffre de la mauvaise rŽputation que lui ont confŽrŽe les rŽcits dĠantan : la parodie des modles classiques permet alors dĠamender leur fŽrocitŽ potentielle en montrant que dŽsormais, il nĠy plus aucune raison dĠavoir peur. Dans les annŽes trente, Marcel AymŽ en a brillamment lancŽ le motif avec le loup Ç si bon, si tendre È des Contes du Chat perchŽ : mme sĠil cde finalement ˆ ses mauvais penchants et ne peut sĠempcher de croquer ses charmantes partenaires de jeu, il leur promet que cĠest bien la dernire fois, et jure de sĠenfuir ds quĠil rencontrera, ˆ lĠavenir, un enfant. La rŽŽcriture trouve ds lors son aboutissement logique quand lĠancienne figure prŽdatrice, ˆ force dĠtre inoffensive et repentie, en devient timorŽe. Et quel est alors son objet phobique ? Les enfants, bien sžr. Dans LĠogre qui avait peur des enfants (2007), un pauvre ogre infantophobique doit compter sur la bienveillance dĠenfants compatissants pour lĠaider ˆ guŽrir. On voit le contraste avec Perrault : si Le Petit Chaperon rouge est son seul conte qui finit mal pour lĠenfant, cĠest parce que celui-ci nĠa pas eu assez peur, et la moralitŽ invite ˆ se mŽfier des Ç loups doucereux È, les plus dangereux de tous, si douŽs pour dissimuler leurs intentions malŽfiques en contrefaisant la douce voix des grands-mres, mme si lĠon peut aussi entendre que quand un enfant a une mre Ç folle È de lui, et une mre-grand Ç plus folle encore È (comme le prŽcise la premire phrase du conte), au point dĠen tre Ç malade È, il ferait mieux dĠŽviter leur lit. Les loups dĠaujourdĠhui, au contraire, sont sensŽs tre dĠautant plus rassurants quĠils sont doucereux, quitte ˆ donner lieu ˆ des histoires hautement improbables, voire franchement niaises, dans lesquelles ils sont devenus vŽgŽtariens et mangent de la compote. Peut-tre une thŽrapie comportementale les y a-t-elle aidŽs ?

 

Plut™t que de dire que le noir nĠexiste pas, notre littŽrature a longtemps proposŽ des situations dans lesquelles une clartŽ advient au cÏur des tŽnbres. LĠenfant plongŽ de force dans lĠexpŽrience de la peur sĠen sortira par un ŽvŽnement inattendu qui la renverse en salut. JĠen donnerai trois exemples cŽlbres. Le petit poucet a eu, ˆ lĠinverse du petit chaperon rouge, la chance dĠtre abandonnŽ par ses parents : aux imprŽvus funestes - les miettes picorŽes, la maison aperue dans la nuit qui sĠavre tre lĠantre dĠun ogre - rŽpond le petit coup de pouce de lĠintuition (changer les couronnes de ttes pendant que tout le monde dort), qui fait tout basculer : ˆ partir de lˆ, lĠogre assure malgrŽ lui la fortune de ses proies, dont la nuit noire, qui empche de distinguer les garons et les filles, est devenue la plus fidle alliŽe. Les contes traditionnels ont ainsi la structure dĠune farce, lĠogre ou le loup Žtant lĠarroseur arrosŽ, mais (cĠest la diffŽrence avec les histoires plus rŽcentes) encore a-t-il fallu que ceux-ci jouent leur sinistre r™le.

Le second exemple vient de Rousseau, qui dans lĠEmile (livre II) conseille lĠinvention de Ç jeux de nuit È, ˆ destination des enfants, pour que ceux-ci, Žcrit-il, puissent Ç ri[re] en entrant dans lĠobscuritŽ È. Rousseau raconte ensuite un souvenir dĠenfance : le pasteur Lambercier, dont il Žtait pensionnaire, lĠenvoie chercher en pleine nuit une bible dans le temple voisin, pour le mettre ˆ lĠŽpreuve. LĠenfant rŽussit ˆ traverser le cimetire et ˆ pŽnŽtrer dans le sacrŽ Ždifice, mais, Ç apercevant lĠobscuritŽ profonde qui rŽgnait dans ce vaste lieu È, il est pris de panique et rentre prŽcipitamment jusquĠau seuil de la maison, o il entend alors ˆ travers la porte quĠon sĠinquite de lui et quĠon projette de lĠaccompagner. Ds lors, toutes ses frayeurs cessent ; il retourne en un Žclair au temple, prend le livre et le rapporte, commente Rousseau, Ç effarŽ, mais palpitant dĠaise dĠavoir prŽvenu le secours qui mĠŽtait destinŽ È. CĠest le projet dĠaider lĠenfant qui lve la peur de celui-ci, mais en tant que ce projet nĠest pas mis ˆ exŽcution : lĠavoir entendu formuler ˆ lĠinsu des adultes donne ˆ lĠenfant lĠimpulsion qui lui manquait pour y mettre du sien. Rousseau avait compris quĠil est aussi vain de tenter de convaincre un enfant de nĠavoir pas peur quĠil est nocif dĠutiliser sa peur comme moyen de pression. La parole est aussi inefficace armŽe de bons sentiments quĠelle est ravageante quand on lĠutilise comme chantage : pour tre salutaire, elle doit Žchapper ˆ lĠadulte qui la profre, comme ˆ lĠenfant alors dispensŽ du besoin dĠŽchapper au rgne omnipotent du silence. Ce qui nous Žchappe ne nous menace pas car cĠest aussi ce qui se donne ˆ nous.

Troisime exemple, la rencontre de Cosette et Jean Valjean. La petite toute seule (titre de ce chapitre des MisŽrables), jetŽe dans la nuit par les monstrueux ThŽnardier qui lĠenvoient chercher de lĠeau, hallucine le grouillement dĠun excs de prŽsence dĠautant plus terrifiant quĠil est indŽfini : Ç quelque chose arrive È, qui ne peut tre nommŽ tant lĠ‰me, privŽe dĠune sŽparation dĠavec les tŽnbres, se noie en elles : Ç lĠ‰me sĠamalgame ˆ lĠombre È, rŽsume Hugo, nous faisant entendre cette confusion dans la sonoritŽ mme de sa formule. Mais Cosette, au comble du dŽsespoir, sent soudain une main sĠemparer du seau quĠelle nĠarrive pas ˆ soulever :

Elle leva la tte. Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprs dĠelle dans lĠobscuritŽ. CĠŽtait un homme qui Žtait arrivŽ derrire elle et quĠelle nĠavait pas entendu venir. Cet homme, sans dire un mot, avait empoignŽ lĠanse du seau quĠelle portait. Il y a des instincts pour toutes les rencontres de la vie. LĠenfant nĠeut pas peur È[1]

Le coup de thŽ‰tre ne tire pas sa force de lĠarrivŽe improbable du sauveur au moment critique (cela relverait dĠun romanesque fade et banal), mais de ce que cette apparition a tous les aspects de la mauvaise rencontre ˆ laquelle le texte nous prŽparait. Ë lĠinverse du loup doucereux, lĠinconnu providentiel surgit avec les caractŽristiques du loup fŽroce et notre soulagement ne vient pas seulement de ce que la petite est miraculeusement tirŽe dĠaffaire, mais de notre surprise ˆ voir les motifs de la peur (la grande forme noire indŽfinie, la marche derrire la petite fille, lĠintervention silencieuseÉ) porter une signification inverse de celle quĠon leur connaissait, et ce jusquĠau mot instinct quĠon croyait rŽservŽ aux rŽflexes animaux de prŽdation et fuite. La confiance vole la vedette ˆ la peur. LĠinconnu nĠest pas ce que tout laissait craindre : il est lĠinespŽrŽ. Mais comment appelle-t-on, dans ce roman, lĠincapacitŽ ˆ dissocier les signes dĠun sens univoque et prŽvisible ? CĠest la police, pour qui un ancien forat, anonyme crŽature de la nuit, ne peut tre quĠun loup dangereux. Javert a un Ïil de lynx, capable de dŽbusquer Jean Valjean derrire tous ses masques[2], mais sa sagacitŽ est une cŽcitŽ. La lecture indicielle assigne une identitŽ fixe au sujet, et le dŽbusque derrire ses multiples apparences, ˆ lĠinverse de la rŽvŽlation hugolienne o lĠapparence reste la mme tandis que le sujet est ouvert par lĠaltŽritŽ. Finalement, ce nĠest pas lĠobscuritŽ irrŽductible de Jean Valjean qui nous fait peur, mais lĠaveuglement de Javert, si infailliblement douŽ pour faire la lumire sur ce qui se passe dans lĠombre.

 

            Javert nĠest pas un mŽchant homme : il ne fait que son devoir, comme Eichmann. En quoi ce personnage prŽfigure le XXe sicle (mes exemples sont chronologiques), sicle pendant lequel, quand Marcel AymŽ publiait ses contes, les loups entraient dans Paris. Mais de nouveaux loups : lĠÏil glacŽ du SS nĠexprime plus de convoitise mauvaise ; pire que mŽchant, il est radicalement indiffŽrent[3]. Depuis ce moment, la nouvelle peur nĠa plus la chance dĠtre supportŽe par la mŽchancetŽ de lĠAutre (supposŽ vouloir me dŽvorer, tuer, violer, etc.) ; plus personne ne veut de mal aux enfants, bien pire : on ne veut que leur bien, et, pour cela, il faut les gŽrer (ma”tre-mot contemporain). Aprs la dŽvoration, la gestion, et mme la di-gestion ; aprs la demande en chair fra”che, le traitement des ressources humaines. En 1946, Albert Camus surnomma le XXe sicle Ç le sicle de la peur È[4], avec lĠintuition que la peur rŽsultait de la privation dĠavenir. Mais pourquoi parler de privation dĠavenir quand la guerre venait de prendre fin ? JusquĠˆ prŽsent, explique Camus, lĠavenir a toujours ŽtŽ menacŽ, mais les hommes triomphaient – douloureusement - de ces menaces Ç par la parole et par le cri È, en crŽant de nouvelles valeurs, jusquĠˆ ce que de nouvelles menaces apparaissent, et ainsi de suite. Or cĠest dŽsormais ce recours ˆ la parole et au cri lui-mme qui est menacŽ : Ç le monde nous parait menŽ par des forces aveugles et sourdes qui nĠentendent pas È. De lˆ, la peur, une peur kafka•enne qui invalide toute parole : Ç nous Žtouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou dans leurs idŽes. Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et dans lĠamitiŽ des hommes, ce silence est la fin du monde È. Fin du monde dans laquelle les humains qui ne parlent pas, parce que privŽs dĠavenir, sont rŽduits, conclut Camus, ˆ Ç vivre comme des chiens È, sans la Ç promesse de mžrissement et de progrs È.

Cela mĠamne ˆ mĠinterroger sur ce que nous promettons ˆ nos enfants, et, dans le cadre de mon travail dĠenseignant, ˆ nos Žlves. La promesse, qui fonde un avenir, ne g”t pas dans les contrats dĠobjectifs ou les bilans dĠorientation. Elle nĠest pas non plus dans les films dĠanticipation : pas besoin de les voir, il suffit de demander ˆ des lycŽens comment sera le monde de 2050. DĠune part, les nouvelles technologies auront totalement dŽcuplŽ les possibilitŽs du corps, nous serons plus heureux que jamais (nous volerons dans les airs ˆ volontŽ, nous vivrons des centaines dĠannŽes, ce sera la fte permanente) ; de lĠautre, la terre sera dŽvastŽe de faon irrŽmŽdiable, et la vie sera une suffocation. Comme dans une jouissance toxicomane. La fte et la dŽcharge publique. Le clivage semble aller de soi pour les Žlves, et cĠest sur lui que lĠenseignant met donc lĠaccent. La pensŽe critique tente de remettre en cause la fiction parano•aque du film Matrix, qui suppose deux rŽalitŽs (celle, virtuelle, des nouvelles technologies, pure illusion permettant aux machines dĠinstrumentaliser les vies humaines dont la matrice pompe lĠŽnergie; et celle, cachŽe, du Ç dŽsert du rŽel È, dŽvastation du monde dont seuls quelques Žlus auraient la connaissance[5]). Mais cette critique ne porte pas si elle nĠest accompagnŽe dĠune promesse dĠavenir. Promesse portŽe par le fait mme de parler aux enfants, et quĠon ne saurait confondre avec les prŽdictions, aussi exactes ou perspicaces soient-elles, que portent les discours. La promesse nĠest pas une anticipation du futur, qui Žvaluerait, avec lĠestimation des risques, nos raisons dĠtre pessimistes ou optimistes. Elle est encore moins, Žvidemment, le dŽni selon lequel il nĠy a pas de mŽchants loups, en annonant, comme dans ce film terrifiant intitulŽ La vie est belle[6], quĠon va bien sĠamuser ˆ Auschwitz. La promesse nĠest tenue que dans le don de lĠinaccompli : par elle, une prŽsence se donne, mais cette prŽsence est toujours diffŽrŽe, car inadŽquate ˆ la saisie. Elle nĠa pas ˆ tre reportŽe puisque venant, elle ne cesse dĠtre ˆ venir[7]. Ce qui arrive, cĠest, paradoxalement, un suspens du sens dŽfinitif, suspens que nous prŽservons, ds lors que nous parlons, des clartŽs sans Žnigme. Comme me le dit un jour plaisamment un ami : trop de lumire nuit !

On se souvient de ce mot dĠun enfant de trois ans rapportŽ par Freud : alors que sa tante, ˆ qui il demandait de lui parler parce quĠil avait peur dans le noir, lui rŽpondait que cela ne servait ˆ rien puisquĠil ne pouvait pas la voir, il lui rŽtorqua : Ç du moment que quelquĠun parle, il fait plus clair È[8] - mme quelquĠun dĠaussi butŽ que cette tante. Nous pouvons cependant ajouter quĠune telle clartŽ ne va pas sans lĠobscuritŽ inhŽrente au langage, obscuritŽ qui nous soulage, quand nous y accŽdons, des tŽnbres de la nuit. On appelle poŽsie la passion de cette obscuritŽ : la poŽsie a besoin de la nuit pour lui demander (ou lui arracher) des mots[9]. Le risque du langage, chez lĠtre parlant, cĠest que, contrairement ˆ lĠadage, le mot chien peut parfaitement mordre, quand il est dŽcapitonnŽ de sa signification, et quĠun loup peut dŽboucher de nĠimporte quelle fort de mots : cĠest ce que nous enseigne lĠhallucination psychotique. La poŽsie renverse ce risque en chance. Voici, par exemple, trois vers de Hšlderlin (dans son pome Andenken, Ç Souvenir È) : Ç quĠon me tende / Pleine de la sombre lumire / La coupe parfumŽe È. Quelle est cette sombre lumire dŽsignŽe par la figure paradoxale de lĠoxymore ? Dans un commentaire brillant, Heidegger a bien vu quĠil ne sĠagit pas dĠune lumire attŽnuŽe, mais dĠune lumire adoucie, ce qui est trs diffŽrent : Ç cette douceur, Žcrit-il, nĠaffaiblit pas la lumire de lĠŽclat È[10]. Un grand pome maintient la puissance de lĠŽclat dont il tŽmoigne, mais en la faisant douceur par la vertu de cette obscuritŽ du sens que lui confre la figure de style (quĠest-ce, au juste, quĠune sombre lumire, un soleil noir ? CĠest une invention langagire, sans rŽfŽrent). Il fait appara”tre ce qui pourtant reste cachŽ – appara”tre, et savourer : la Ç sombre lumire È Žtant celle, bien sžr, du vin dionysiaque qui nous est offert dans la coupe parfumŽe du pome. LĠivresse poŽtique est la jouissance de cette douceur, jouissance aussi bonne quĠun baiser, et meilleure, assurŽment, que celle des objets toxicomanes -  Ç mieux que du vin È, disait dŽjˆ, il y a 2300 ans, le Chant des chants[11]. Elle est meilleure, mais on ne la possde pas. Voilˆ ce que jĠessaie discrtement de proposer ˆ mes Žlves comme la seule promesse que je puisse leur faire. RŽcemment, jĠentendais lĠun dĠeux dire ˆ sa camarade sa peur de se faire un percing dans la langue : elle lui expliquait que celle-ci doit rester immobilisŽe, tirŽe hors de la bouche, pendant lĠopŽration, pour quĠon ne rate pas le point central, et quĠil faut non seulement endurer la douleur, mais saliver de faon dŽsagrŽable. Je lui demandai pourquoi il voulait faire cela : Ç pour faire une expŽrience ! È. Je lui dis alors que je connaissais une autre expŽrience qui perce la langue mais sans lĠimmobiliser, et quĠelle a pour nom poŽsie. Ce qui fit rire mon Žlve, non sans quĠil me propose le lendemain de me faire faire ˆ mon tour un percing ! Echange de bons procŽdŽs, en somme. Je nĠai pas cru bon dĠaccepter son offre, mais jĠai bon espoir quĠil se souviendra de la mienne.

 

 

 

Ga‘l Gratet

 

 

sommaire


[1] Victor Hugo, Les MisŽrables, II, 3, 5

[2] On aura entendu la proximitŽ onomastique de ces deux p™les antagonistes : Ç Jean Valjean È et Ç Javert È.

[3] Le SS est compltement Ç humain È, pleurant ˆ un concert de Schubert aprs avoir fait gazer des milliers de personnes.

[4] Combat, novembre 1946, article repris en tte du recueil  Ni victimes, ni bourreaux. Cf. Albert Camus, Essais, PlŽiade, p.331.

[5] Le rŽel nĠest pas une autre rŽalitŽ, celle quĠon nous cacherait pour mieux nous instrumentaliser. Voir lˆ-dessus les analyses de S. Zizek, Bienvenue dans le dŽsert du rŽel, Flammarion, 2005

[6] de Roberto Benigni (1998). Ne pas confondre avec le grand film de Franck Capra !

[7] Selon la belle formule dĠHenri Meschonnic : Ç lĠinaccompli ne cesse de sĠinaccomplir È (Les Noms, traduction de lĠExode, DesclŽe de Brouwer, 2003, p.219).

[8] S. Freud, Trois Essais sur la thŽorie de la sexualitŽ, Ç folio essais È, p.178

[9] Ç LĠŽtranger sĠenferma dans sa chambre, alluma sa lampe inspiratrice, et se confia au terrible dŽmon du travail, en demandant des mots au silence, des idŽes ˆ la nuit. È (Balzac, Les Proscrits). PrŽcisons que lĠobscuritŽ dont il est question ici ne se confond pas avec un style rŽputŽ Ç obscur È ou Ç hermŽtique È, dont on pourrait difficilement taxer Balzac, mais avec la poŽticitŽ du langage.    

[10] Martin Heidegger, Approche de Hšlderlin, Ç Tel È Gallimard, p.152

[11] Ç Il me donnera ˆ boire  avec des baisers de sa bouche  / car tes jouissances sont bonnes     mieux que du vin È : Le Chant des chants (Le cantique des cantiques), I, 2, traduction de Henri Meschonnic.