Dynamique de lexpression
Notes en vue dune esquisse pour la Philosophie
de l'expression de Fernando Gil
Que lon commence par une dfinition ou une question, toute philosophie dbute par un saut dans lordre de la conjecture. En soi, la philosophie commence comme un art conjectural. Le jet de ds des questions prend souvent la forme dalternatives entre affirmation et ngation, ou se prsente sous forme de couples dopposs.
Gil commence toujours par poser des questions prjudicielles et postulatoires (dapparence presque rhtorique) : Quest-ce que lexpression ? , Quelle est la spcificit de tel ou tel terme ? , etc. La mthodologie philosophique a ses vertus : 1/ elle met de ct les hritages practico-inertes, voire idologiques, que les penses – ou les opinions – charrient ; 2/ surtout, et cest l o la conjecture dans son aspect cratif prend forme et force, on revient dans le langage lheuristique ou la promesse que peut revtir un proto-concept, un jet conjectural, mme sous forme de mtaphore. (Le mot tre peut tre dabord la conjecture mtaphorique dun quelque chose ). Mais ces positions premires ne doivent en aucun cas nous priver dun examen des linaments historiques des conceptions de lexpression et des noyaux de pense (lEthique de Spinoza, le systme dAristote, par exemple) qui nous permettront de remplir le concept dexpression.
Lexpression est une notion dabord rtive parce que : 1/ encombre de significations ordinaires ; 2/ recelant un noyau conceptuel, de sens, peut-tre fondamentalement insaisissable.
Dans Expression : la recherche dun concept [1], Fernando Gil se demande quelle cohrence runit lexpression littraire et lexpression affective , et lexpression comme comportement extrieur et comme signe linguistique ou mathmatique . Gil revient un sens originaire, scatologique, du mot : limination par un acte de compression . Le vocabulaire mdical nest pas tranger au vocabulaire de Fernando Gil. On trouvera le mme type de mtaphoricit au cours de Mimesis et ngation. De prime abord, Fernando Gil dclare que lexpression est le concept-charnire de la thorie de la signification chez Wittgenstein, de sa philosophie de la psychologie et de son esthtique ; quil est aussi un concept dencadrement ou de cadrage de la mtaphysique de Leibniz. Ce concept est au nud de la relation que Wittgenstein appelle projective . Quelle intelligibilit propre lexpression ? Malgr la gnricit de la manifestation, de la signification, de la reprsentation comme concepts, que dit lexpression que ne disent pas ces autres concepts gnriques ? (Ici souvre la conjecture : manifestation , signification , reprsentation sont les termes associs dans le montage philosophique qui motive une problmatique.)
Lexpression est dabord problmatique, voire aportique ; Fernando Gil le dclare demble : lintelligibilit de lexpression sera de type morphologique plutt que scientifique , tout en prcisant par avance quune telle solution ne sera que partielle.
Il y a un fond de la notion dexpression dont lambigut est premirement souligne par Fernando Gil lorsquil parle du Kunstwollen dAlos Riegl, concept romantique et la dure, au succs dans la postrit et lesprit des iconologues modernes, difficilement prvisible. L esprit du temps lui est rattach, l intgralit de son contexte doit prouver lexpression sous langle de son ple dynamique ( tout ce qui contribue et pousse lexpression ). En mme temps, le Kunstwollen est une volont au sens dun mouvement (sans libert ou conscience de soi) ou besoin dexpression . Gombrich ironisera en qualifiant presque le Kunstwollen dun deus in machina , dune main invisible qui orienterait lintention artistique dune poque. Mais on ne peut sempcher – et cest pourquoi je qualifie le Kunstwollen de concept romantique – de songer au Kraft und Saft de Herder, o lhistoricit est dfinie par une certaine puissance pour ainsi dire historicise (incarne en un moment de l'histoire), ou au Wille zur Macht de Nietzsche. Quelle place donner ces formes de volont asubjectives, ces mouvements de concrescence – serai-je tent de dire – qui mnent vers une forme quon peut qualifier ? Que signifie, ds lors, de parler de ple dynamique sagissant dexpression ? Disant que lexpression recelait en son fond une part insaisissable, je voulais dire que subsistait toujours une part manquante (daucuns dirait une part maudite ) – la part de linexprimable exprime dans lexpression – part manquante du sens mme en tant quil prtend tre de sa manifestation. Ce registre est en quelque sorte bien connu : cest celui du pulsionnel chez Freud, du gnie romantique, de la lumire dans toutes les mtaphysiques du monde oriental comme occidental.
Dans Lexpression, entre montrer et dire : lesthtique de Wittgenstein [2], Fernando Gil annonce que lesthtique de Wittgenstein, foncirement romantique, fait une place lapparence et la manifestation mais aussi au gnie, lhrosme, lՎternit, la mort : ce sont des thmes, et des termes, de Wittgenstein, et du Wittgenstein tardif. La comprhension de lart en appelle la culture et ce, constitutivement (tout au moins de prime abord), mais elle repose aussi sur lide dune expressivit intrinsque et auto-suffisante de luvre. La comprhension convoque une gestuelle cense la certifier, par exemple fredonner sil sagit de la musique ou, comme Wittgenstein, frotter les incisives du haut contre celles du bas. Cependant, dans lart il en va en mme temps de linexprimable.
Une lettre de 1917 de Wittgenstein Paul Engelmann, en rponse au pome de Ludwig Uhland, Graf Eberhards Weissdorn, contient cette sentence d'abord nigmatique :
[] dans lart linexprimable [trad.littrale : lineffable] est –inexprimablement – contenu dans lexprim (das Unaussprechliches ist – unausprechlich – in dem Ausgesprochenen enthalten, Briefe, p. 78).
Il y a chez Goethe cette ide que le bon art – symbole et non allgorie – maintient linexprimable dans lexprim : Le symbole transforme le phnomne en ide, lide en image, mais de telle manire que dans limage lide reste infiniment agissante, inaccessible et inexprimable (unaussprechlich), ft-elle exprime (ausgesprochen) dans toutes les langues (M. et R. 1113)
La tautologie comme rgle dexpression ? Et comme point dappui dune premire comprhension de linexprimable selon une logique de lexpression ?
Wittgenstein
notait le 4.3.1915 dans son Journal que la mlodie est une sorte de tautologie,
elle est ferme en elle-mme ; elle se satisfait elle-mme
(p. 130). Il dit aussi que la musique est un miracle tautologique (ou un
prodige, Wunder). Fernando
Gil poursuit, il y a quatre aspects de la tautologie logique qui
intressent directement la tautologie artistique .
1/ Labsence de sens et de rfrence. Tautologie et contradiction sont des cas limites de la connexion des signes [les propositions], savoir leur dissolution (4.466) ; elles montrent quelle ne disent rien (4.461). La tautologie ne fait que montrer son absence de sens donc de rfrence, alors que les propositions disent et montrent : elles disent le fait quelles rfrent et elles montrent leur propre relation de projection (Projektion), ou relation de prsentation (darstellende Beziehung) ou relation figurative (abbildende Beziehung) avec le monde ; les trois formulations sont quivalentes.
2/ Les tautologies ne sont pas des
images de la ralit : 4.462
En effet, si les tautologies taient des images de la ralit elles seraient des propositions : les propositions logiques ne sont ni vraies ni fausses (Moore Notes, 108(6) b).
3/ En consquence, la tautologie ne dtermine
la ralit daucune faon, elle laisse la ralit tout lespace
logique infini : 4.463.
4/ Tout en tant dpourvue de sens, sinnlos (4.461) la tautologie nest pourtant pas un non-sens, unnsinig ( absurde ). Comme la contradiction, elle appartient au symbolisme : 4.4611.
Transposes dans la sphre esthtique, ces indications aident entrouvrir cet inexprimable de lart, contenu de faon inexprimable dans lexprim. Dun ct, lart – le pome de Uhland, la mlodie – renvoie un inexprimable, que nous comprenons comme nous comprenons une tautologie logique : dans une vidence qui se montre delle-mme. Dun autre ct, lart – lexprim, la chose dart, vers, sons, matire sculpte ou peinte, geste architectural – est ferm en soi-mme et se satisfait soi-mme car il nexprime pas la ralit. Lart nest pas une image, il ne se prononce pas sur les faits (il ne les dtermine pas).
Lart de l exprim : en suspension (suspens) dun monde. Cet art parat prinziplos ; fond sur un principe qui conditionne cet art sans pouvoir lexpliquer plus avant. Cest lart de la projection. (Un cas-limite de la tautologie chez les mtaphysiciens comme lՐtre est a d paratre terriblement exasprant pour Wittgenstein. Mais la tautologie en question prend sa source dans la circularit dune auto-donation qui se prsente elle-mme, comme la lumire du jour, par exemple).
La tautologie (son intelligibilit est en un sens concrte ) est dabord lՎvidence vrifonctionnelle commune : si p est vrai et q est vrai, p implique q est vrai, etc. Limplication stricte est en ce cas le rsultat naturellement intuitif des relations internes. Il est impossible que q soit faux. Du vrai on ne peut sortir le faux. Limplication matrielle, tout aussi vidente lexprience de pense naturelle, donnerait le vrai ou le faux comme hypothses Si p est vrai, etc. La possibilit du vrai peut jaillir du faux comme fictum, et fictum vrai . (Ce problme est typiquement husserlien). Mais la dmonstration qui conduit une force probatoire (garantissant la conduite de lexpression sa forme de vrit - comment lindex sui de lexprim est-il index veri de lexprimable et/ou de linexprimable ?) peut tre dcomposable en tapes dactes finis, tous ressaisissables en une exprience de la conscience. Le lien primitif (prsent dans le Tractatus) qui unit esthtique, logique et thique est une contemplation (lAnschauung de lintuition intellectuelle) ; le rve de reconqute de limmdiat travers la mdiation du symbolisme. Le vrai , comme le beau , se laisse voir en lui-mme, au terme dun parcours expressif. Dans litinraire propre Wittgenstein, la bonne uvre dart sera une expression accomplie ( der vollendete Ausdruck ). (Cf. Carnets de 1916, Wittgenstein, trad. G. Granger). Wittgenstein explique que lexpression est la forme mme , partir du pome dUhland.
Gil poursuit : La cration se dploie sans thorie car la forme est la thorie . Le comble de luvre engendre : exhiber larrangement de ses parties en une forme qui fait sens. Nous parlons dune mme phylogense de lexpression inscrite au cur de la phylogense animale ( et de sa projection ontogntique) et de la gense dune uvre de lesprit ! Les formes qui nous apparaissent naturellement ont voir avec des formes que nous concevons.
Toute bonne description doit tre gntique et doit laisser natre peu peu ce qui est dcrire devant les yeux du spectateur (Fichte, in Le Rapport clair comme le jour).
Que l'on parle d'auto-organisation, de gnration mutuelle ou de bildende Kraft , il s'agit toujours de recommencer penser partir d'lments simples dont on saurait tablir les affinits ou les sparations strictes. Ds lors, qu'est-ce qu'un systme ? Ou bien : qu'est-ce qu'une bonne structuration entre des lments telle qu'elle puisse produire du sens ? En vrit, et in traditio, la premire question est la suivante : dans une organisation de la matire comme de lesprit, o sont et quelles sont les parties qui sont semblables (affines) et celles qui se contredisent ou sopposent ? La question des parties pareilles , ou non, est universelle, et depuis laube des temps, et Gil na cess de nous le rappeler.
Comme le dit Fichte, l'apparatre doit tre co-mergentiel. Il n'est pas une forme qui merge dans un monde de choses comme donne qui ne soit dans le mme temps mergence d'une conscience qui la peroit, et par l, s'individue elle-mme en individuant un objet. Tout le motif de l'idalisme allemand tient en ce procs de la conscience.
En ce sens exact, Fichte a sans doute t goethen. Il savait, comme Kant, sinon une identit, du moins une affinit entre le Naturwerk et le Kunstwerk.
Le sens nat de corrlations purement immanentes entre diffrents faits, tat-de-choses, phnomnes mais le movens du moteur qui motive ces corrlations est en soi transcendant ; il conditionne la fois les choses et leurs modes de relation.
Allons encore plus loin, et Fernando Gil nous y incite. Ce dont nous parlons ici tait dj contenu en toutes lettres chez les pr-socratiques et surtout chez Aristote.
Le nom d' expression tentait de circonscrire une fonction ; le nom de forme devait dterminer l'issue d'une opration, son dessin et son dessein. A l'intrieur de ce procs qui mne de l'expression la forme, nous dcouvrons l'inexprimable ; ce qui n'est ni forme, ni objet, ni opration. Que penser de cela ? Le constituant n'est pas ncessairement constitutif ; il ne remplit pas telle ou telle fonction, il n'occupe pas telle ou telle place, mais il conditionne l'ensemble d'un mouvement vers la vrit et la beaut.
Linexprimable tiendrait-il dans laffinit non-thmatisable entre le sujet-qui-peroit-et-reprsente-la-nature et lobjet-qui-est-constitu-dans-et-par-cette-perception ? L inexprimable a, selon notre dveloppement, plusieurs faces.
La projection idale du Bild de Wittgenstein est un principe de gomtrie : elle envisage et value de possibles transformations travers lesquelles des invariants sont conservs. Il ne s'agit pas seulement de voir des ressemblances (comme des airs de famille ) ou des points d'accointance entre tel ou tel lment, il faut encore deviner les tendances selon les principes. (Jacques Bouveresse l'a dit dans Le Mythe de l'intriorit : la ressemblance si elle n'est qu'intention de dpiction ne peut pas suffire).
Il faut deviner, dans l image , ce qui subsiste dun monde et sy rvle la fois. Gil la dit dans Mimesis et ngation ; les couples dopposs , dabord conjecturs, nont rien de dfinitivement dialectisables.
F. Gil a examin la forme et l'individualit dans L'Ethique de Spinoza, elle-mme en tant que forme expressive ( une uvre russie ). il y va du Formgefhl de Schoenberg, i.e. tout autant un mouvement vers l'expression et un mouvement vers la forme. Le mouvement vers l'expression, nous dit Gil, repose sur des indications subjectives qui caractrisent l'tat de l'auteur – le sujet dune hypothse ou dune intuition ( j'ai donc.. , il est temps de... , ainsi j'ai montr... ). Ce sont des principes d'nonciation auxquels nul ne peut chapper, quand il s'agit de nous exprimer pour dfendre telle ou telle thorie, ou pour demander quelqu'un sa pense sur tel ou tel thorme. La forme expressive (et c'est le mouvement vers la forme selon Schoenberg et Gil) tient en un jeu des personnes du verbe . Gil nous dit : la mthode de Spinoza est gomtrique ou expressive, elle n'est pas dialectique ... La premire personne du singulier signifie l'invention ; la troisime du singulier signifie l'objectivit ; la premire personne du pluriel signifie la communaut ; la troisime personne du pluriel signifie l'ignorance et l'erreur ( ils , sont exclus de la communaut de ceux qui connaissent).
L'entr'expression des noncs (dfinitions, axiomes, etc.), des personnes du verbe et des catgories de la connaissance forment un modle complet de la connaissance philosophique. L'invention appartient aux dfinitions, l'intuition prae-cognita appartient aux axiomes, postulats, lemmes, la preuve appartient aux propositions, dmonstrations, scolies, corollaires.
A travers cette reconstitution virtuose de l'Ethique, que cherche nous dire Gil?
Le devoir d'expression des substances est naturel et leur expression est soumise une grammaire. La grammaire du langage a quelque chose d'une grammaire de la vrit.
Le je donne presque lhypothse ou laperu dune invention. Mais les autres personnes du verbe , dans leurs rapports mutuels, en garantissent lobjectivit dune exprience, vcue au je .
La morphogense se loge au creux de lindividu ; lui seul garantit lexpression naturelle de la substance.
Gil veut-il dire que dans lEthique il y ait une phnomnologie in concreto? Nous ne sommes pas loin de le penser.
Pour le philosophe, cest comme si le processus de la comprhension dcrivait aussi le processus dindividuation dun existant . Il y a une semiosis qui est aussi un langage de lՐtre . Une thorie des types y trouvera sa source. Dans le cas de lEthique examine par Gil, lindividualisation des personnes du verbe - nous devrions tout aussi bien dire la spcification - sert une individuation de la substance, des modes, attributs LՎnonciation comporte par soi une force dindividuation des tres – elle nest pas seulement la force pragmatique ou illocutionnaire des noncs, qui signale la drivation dactants grammaticaux, ce qui nous maintiendrait encore dans une attitude nominaliste vis--vis du langage. Du point de la mtaphysique, la lecture de Spinoza par Gil est profondment raliste. Et en cela mme, Gil est fidle Spinoza, jusquՈ un certain point. (On exceptera ici sciemment une discussion sur le Trait thologico-politique qui offrirait des aspects fondamentalement contradictoires – et il faudra encore attendre que nous puissions les rsoudre).
Olivier Capparos