Corps au travail
 

 

Ç Ainsi une sociŽtŽ o lĠon travaille sans cesse durement jouira dĠune plus grande sŽcuritŽ : et cĠest la sŽcuritŽ que lĠon adore maintenant comme divinitŽ suprme È. (Nietzsche, Aurore).

 

 

 

 

Si, comme lĠaffirme Marx, le travail ne produit pas que des marchandises mais produit lĠouvrier comme marchandise, cette opŽration sĠincarne. La marchandisation de lĠouvrier ne sĠopre quĠau prix dĠune singulire rŽduction ; la rŽduction au corps utile. ExpulsŽ dŽsormais de la vie pour longtemps, nous voilˆ incarcŽrŽ dans ce corps. Sous le systme dĠexploitation, il faut Žprouver dans sa chair le dŽtail de lĠutilisation de la puissance du corps qui annihile lentement mais sžrement la puissance de lĠesprit indocile. Lˆ commence la lutte.

 

 

Corps mutilŽ

 

- 24 juillet :

 

Fred entre prŽcipitamment dans la salle de montage. Ç Il est o Morisson ?... Hassine vient de se couper un doigt ! È On sĠarrte et on se regarde. On ne sait pas. Comme souvent, le formateur est introuvable. Aprs avoir jetŽ un Ïil dans son bureau, je laisse les autres poursuivre leur recherche pour me prŽcipiter dans la salle des machines. Au fond, Hassine se tient debout, ˆ c™tŽ de la scie circulaire, tenant serrŽ lĠindex de sa main gauche avec sa main droite. Le sang tombe ˆ grosses gožtes rŽgulires par terre. Tout en maintenant son doigt serrŽ, il regarde autour de lui, perdu. Il est en sueur.

Je mĠarrte ˆ trois mtres de lui ; je ne dis rien. Incapable de faire quoi que ce soit. Je comprends. Le doigt est coupŽ net dans le sens de la longueur. Hassine maintient son doigt serrŽ pour ne pas quĠil sĠouvre en deux. Le formateur finit par arriver peu de temps aprs. On emmne Hassine ˆ lĠinfirmerie du centre toute proche en attendant lĠarrivŽe des pompiers.

Pendant ce temps, le travail sĠest arrtŽ ; nous sommes maintenant quelques-uns en salle des machines ˆ tourner en rond autour de la scie sans trop savoir quoi faire. Soudain, quelquĠun dit  Ç il faut mettre de la sciure sur le sang È. Dans un espce de dŽlire collectif tous les stagiaires prŽsents se mettent Žnergiquement ˆ prendre la sciure ˆ pleine poignŽes pour la jeter sur les plus grosses traces de sang. Je ne participe pas, je ne comprends pas ; mais quĠest-ce quĠon fait ! Les autres ne le savent mme pas. Si on leur demandait ils seraient bien en peine de rŽpondre. Faut-il pousser lĠhumiliation jusquĠˆ effacer les traces du forfait !?

Les pompiers nĠont pas tardŽ ˆ arriver pour Žvacuer Hassine vers lĠh™pital le plus proche. Les stagiaires sont maintenant ŽparpillŽs. Certains de lĠautre section menuiserie nous ont rejoints dehors. On discute, on explique, on interrogeÉ ou on ne dit rien. Chacun rŽagit ˆ sa manire de lĠhumour noir au silence. Ç Alors, ya eu un Carpaccio ? È

Puis, peu ˆ peu, nous regagnons lentement la salle de montage ; le formateur est de retour parmi nous.

Et maintenant ?É Que va-t-il se passer, va-t-on discuter collectivement de ce qui vient de se passer, faire le pointÉ enfinÉ dire quelque chose quoi ! Ç QuĠest-ce que tu veux que je fasse ? JĠai dŽjˆ expliquŽ comment on se servait de la scie circulaire È me rŽpond le formateur.

Maintenant, rien. Aprs tout, il nĠy a pas mort dĠhomme. Un malheureux accident, comme tant dĠautres.

JĠen ai voulu au formateur. JĠestimais quĠil nĠavait pas vraiment jouŽ son r™le, tenu ses responsabilitŽs de formateur.

Erreur.

Le formateur nous a involontairement donnŽ une leon bien plus fondamentale que des consignes de sŽcuritŽ. On ne joue plus maintenant, derrire Ç la colonie de vacances È comme dirait notre directeur, voilˆ dŽsormais ce que nous sommes et ce que nous serons : des corps utiles auxiliaires des machines. Pour ceux qui nĠauraient pas compris, les machines sont lˆ pour nous le rappelerÉ et nous taper sur les doigts. CĠest le mŽtier qui rentre. EtÉ et rien dĠautre.

On reprend le travail. Il y a juste un peu plus de sciure quĠˆ lĠaccoutumŽe ˆ c™tŽ de la scie circulaire.

 

- 22 dŽcembre :

 

RŽsultat des examens. Le succs est total ; nous avons tous rŽussi. Le directeur de la section b‰timent nous a annoncŽ les rŽsultats au cours dĠune simili-cŽrŽmonie de remise des dipl™mes dans la mme salle qui nous a accueillis le jour de notre arrivŽe. On est content, on sĠapplaudit tour ˆ tour ˆ lĠŽnoncŽ des rŽsultats.

Ç Une des plus belles rŽcompenses pour un formateur est la rŽussite de tous ses stagiaires È conclue le directeur. Manque un ˆ lĠappel. Je lĠavais oubliŽ. Abdel le rappelle.

Retour ˆ lĠatelier pour rŽcupŽrer nos affaires. On ne tra”ne pas. Trop de tensions ont ŽtŽ accumulŽes au cours de ces longs mois pour sĠattarder ˆ partager rŽellement lĠŽvŽnement. Une fois les dernires politesses et les plus ou moins sincres Ç au-revoir È ŽchangŽs, je quitte la salle de montage avec mes dernires affaires et me dirige vers la sortie en passant comme dĠhabitude par la salle des machinesÉ

Par terre ˆ c™tŽ de la scie circulaire on peut encore voir, pour ceux qui veulent les reconna”tre, des gožtes de sang passŽes avec le temps du rouge au marron. Personne nĠa voulu ou osŽ les effacer. Elles dŽcrivent un dessin rŽgulier retraant les pas dĠHassine autour de la scie.

Traces de corpsÉ

 

 

 

Corps rythmŽ I :

 

Le trait principal de la journŽe de travail est son caractre cyclique ou plus prŽcisŽment rythmique. Cycle de la dŽpense et de la reproduction dĠŽnergie qui dŽtermine lĠunitŽ de temps de la journŽe de travail ; rythme de lĠapprentissage corporel de ce cycle. Travailler pour lĠouvrier cĠest tourner sans cesse dans le mme cercle et lĠintŽgrer dans son corps. Il faut savoir gŽrer quotidiennement son capital-corps non comme la performance hŽro•que du sportif de haut niveau glorifiŽ par le spectacle mais comme lĠouvrier anonyme et interchangeable qui doit y retourner le lendemain. Lˆ o lĠexploit est unique, nous sommes dans lĠinterminable rŽpŽtition. Les Žcarts se payent mais cĠest dans ces Žcarts que rŽside la libertŽ de la tte. Derrire la discipline des corps se cache la ma”trise de lĠesprit. Ç Le dur labeur du matin au soir (É) la meilleure des polices È comme dirait lĠautre. Les micro-fuites ˆ lĠintŽrieur du cercle, le petit Žcart cĠest encore ce qui prŽserve des grandes fuites comme la folie ou autres. Car quoiquĠil arrive un cercle nĠa pas de sens puisquĠil se referme sur lui-mme.

 

 

Corps rythmŽ II :

 

RŽveil : 5h39. Je suis ŽpuisŽ, comme dĠhabitude. Je me laisse un peu plus de temps quĠil nĠen faudrait pour se prŽparer, pour Žviter de trop me violenter au lever. Il faut partir vers 6h45 sous peine de rater le mŽtro qui passe vers 6h55 pour pouvoir attraper le bus qui part ˆ 7h10 pour tre sžr dĠarriver avant 8h. Tout est ritualisŽ : dans le trajet-mŽtro je prends un journal gratuit, lecture pour le moins pas compliquŽe pour ne pas dire totalement insignifiante pour commencer. ‚a occupe les mains.

Une fois montŽ dans le bus on retrouve les mmes visages. On se ressemble tous ˆ cette heure lˆ, les ombreux du bus 12. Les Žcoliers ne sont pas encore en route, il nĠy a que les prolos avec leur tte du lundi. Le bus dŽmarre et tourne devant lĠh™pital Ç La Timone È. 

Je retarde le moment de prendre mon livre en main. Il faut pourtant se forcer ˆ le faire pour Žchapper pour un temps ˆ lĠatelier. On le sait, la journŽe de travail commence avant et se termine aprs, il ne suffit pas dĠavoir fait ses heures, il sĠagit dĠen sortir ˆ un moment. Au-delˆ de la prise sur le corps de telle heure ˆ telle heure, cĠest bien notre esprit qui est en jeu. Continuer ˆ faire fonctionner son cerveau en dehors du corps utile est dŽjˆ une lutte. Je prends donc mon livre tous les matins, ce soir je serai trop fatiguŽ nerveusement et physiquement. Mais, comme tous les matins, je retarde nŽanmoins lĠinstant ; je sais dŽjˆ que a va tre difficile.

Je longe les diffŽrents commerces de marbrerie, dernires promotions sur lĠenterrement, qui prŽcdent le cimetire Saint-Pierre sur ma droite. Je me dŽcide enfin ˆ le prendre. La lutte sĠengage entre les mots et le compte ˆ rebours qui me sŽpare du travail.

Je bŽgaye sur les mots.

Ç Par terre, la boue vous tire, la boue vous tire sur la fatigue, fatigue, et les c™tŽs de lĠexistence sont fermŽs, aussi, aussi, bien clos par des h™tels et des usines encore, des usines encore. CĠest dŽjˆ des cercueils les murs de ce c™tŽ-lˆ, de ce c™tŽ-lˆ, ce c™tŽ-lˆ. Lola, Lo, La, bien partie, partieÉ È

Je mĠarrte, je regarde dehorsÉ Je reprends. JĠavance un peu de quelques lignes, je continue. A•e, je mĠarrte, je me rends compte que je nĠai pas compris, je nĠŽtais pas assez concentrŽ, je reviens un peu en arrire.

Ç On en devenait machine aussi soi, mme ˆ force, soi-mme ˆ force, et de toute sa vie en, toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rats, je, rage Žnorme, qui vous prenait le dedans et le tout, le tour de la tteÉ È

Et voilˆ le premier gros rond point. Le bus bifurque sur la gauche. Juste sur la droite aprs le rond point, un gros chantier. Des ouvriers sont dŽjˆ au boulot.

La tension monte. Maintenant il faut que je reprenne. Cette fois il faut avancer. JĠai rŽduit les phrases aux mots mais les mots eux-mmes nĠont plus aucun sens. Ils nĠŽmettent plus que des sons qui se superposent, se suivent, se recouvrent et se retournent sur eux-mmes. Les mots eux-mmes deviennent chair. JĠentends, rŽentends les mmes sons et trŽbuche ˆ nouveau.

 Ç Les ouvriers penchŽs, sous cieux de fŽes, soucieux de faire tout, plaie, le plaisir possible aux machines, ˆ lĠheure, leur passer des boulons au calibre, et des bouts longs encore, des boulons encoreÉ On se laisse aller, allez aux machines avec les trois idŽes, tout en haut, derrire le front de la tte. CĠest fini. È

Le bus file maintenant vers le rond point IKEA et ses immenses drapeaux. Autour de moi les enseignes se prŽcipitent, la Fnac et le Printemps sur ma gauche ; IKEA, Leroy-Merlin, Mac Donald et son espace Ronaldland sur ma droiteÉ

Pourquoi le chauffeur conduit comme a ? JĠai envie de vomir. Pour a, le lundi matin cĠest le pire. JĠai pris comme tous les dimanche soir mes petites pilules de tranquillitŽ. Dans la nuit du dimanche au lundi on ne dort pas beaucoup ou trs peu. Il faut quand mme dormir un peu quitte ˆ se faire aider. RŽsultat : le matin on est encore plus dans les vapes et lĠestomac se rappelle ˆ notre bon souvenir.

En face de moi lĠusine Heineken et ses Žnormes cuves qui pointent vers le ciel. On approche de la dernire ligne droite. La tension monte encore dĠun cran. Je ne peux plus lire.

Nous sommes arrivŽs. JĠai lu deux pages et demi.

A demain.

 

 

Corps divisŽ

 

AujourdĠhui je vais travailler postŽ. LĠavantage du travail postŽ, cĠest quĠau moins, cĠest plus simple ; je risque moins de faire des conneries. Une fois la manÏuvre comprise, je nĠai plus quĠˆ encha”ner les sŽries.

La piqueuse devant laquelle je suis postŽ est une de ces nouvelles machines numŽriques qui prennent place dans les ateliers les plus importants pour augmenter le rendement du travail en sŽrie. Celle-ci, avec son imposant bras armŽ, permet notamment de rŽaliser tous les perages possibles pour les diffŽrents montages de meubles, taquets, bo”tiers de charnires et autres Ç pas de 32 È. La personne compŽtente programme sur ordinateur les opŽrations ˆ effectuer et la machine travaille toute seule. Enfin, presque. Il faut quand mme quelquĠun pour lui donner ˆ manger en amenant les pices. AujourdĠhui cĠest moi.

Aprs avoir pianotŽ le programme du jour, mon chef mĠexplique par le dŽtail les gestes que je vais devoir rŽpŽter. Face ˆ la piqueuse, je prends les morceaux dĠagglomŽrŽ plaquŽ chne empilŽs derrire moi, je positionne la pice en me calant contre les butŽes mŽtalliques, je tape aux quatre coins pour mĠassurer que les ventouses maintiennent bien la pice en place, je me positionne en dehors de la limite de sŽcuritŽ, jĠappuie sur le bouton rouge marche/arrt de gauche, la piqueuse se met en branle pour effectuer les diffŽrents perages prŽvus par le programme. Pendant ce temps je glisse vers la droite, jĠappuie sur un autre bouton rouge qui  fait surgir les butŽes mŽtalliques de lĠautre plateau, je positionne une autre pice, je tape, je mĠŽcarte hors de la zone de sŽcuritŽ, jĠappuie sur le bouton, la piqueuse glisse cette fois ˆ droite pour effectuer le mme programme ; je reviens sur la gauche pour enlever la pice usinŽe sur le premier plateau, jĠen positionne une autre au mme endroit avant de relancer le programme et ainsi suite. Voilˆ, cĠest simple. JĠeffectue une fois la manÏuvre sous lĠÏil de mon chef du jour. Bon pour le service. Il ne me reste plus quĠˆ descendre les piles dĠagglomŽrŽ placŽes derrire moi. CĠest parti.

Je prends le morceau en haut de la pile, je tape, jĠappuie... Je suis presque content de faire ce type de boulot aujourdĠhui. Vu le peu de motivation que jĠavais ce matin pour aller travailler a me permet de mettre mon corps en quasi marche automatique pour laisser aller mon esprit ailleurs.

De toute faon je nĠai pas vraiment le choix. Devenu rapidement Žtranger ˆ mon propre corps, mon cerveau part malgrŽ moi. Au milieu du bruit cadencŽ et des Žtranges pas de danse que je rŽpte et rŽpte encore avec la machine, mon esprit sĠenfuit ˆ chaque instant. Comment pourrait-il en tre autrement ? Il nĠa rien ˆ faire ici.

Il ne fait que se surajouter et vient buter contre ce non-sens que lui impose le corps, le corps des autres dŽsormais. MalgrŽ ce que diront tous les ergonomes et autres ergologues, dans la rŽpŽtition du geste lĠesprit non utile nĠest quĠun obstacle, une souffrance. Quelquefois, on en vient ˆ souhaiter lĠabrutissement dŽfinitif, la lobotomie. Laisser son cerveau, le sien, ˆ lĠentrŽe, aux vestiaires, se mettre entre parenthses. RŽaliser enfin, une bonne fois pour toutes, ce quĠils veulent faire de nous. Mais voilˆ, on nĠy arrive jamais totalement ; le corps a encore besoin de ce petit reste de cerveau pour rŽpondre aux stimuli. Et toujours un petit reste dĠextŽrieur qui vient nous dŽranger, le petit reste qui rŽsiste obstinŽment malgrŽ toute notre bonne volontŽ et qui nous fait nous opposer ˆ nous-mmes dans la petite guerre intŽrieure inutile du corps divisŽ. Etre ailleurs. Je nĠy suis plus.

A•e ! JĠai marchŽ au-delˆ de la limite. Je ne faisais plus vraiment attention. La machine sĠarrte automatiquement. Pas moyen de la faire repartir, il faut se rŽsoudre ˆ aller voir le chef. Comme un petit garon il faut maintenant que jĠaille expliquer ma connerie sur les gestes simplissimes que jĠavais ˆ faire. Le chef dĠatelier me lance une moue rŽprobative mais mĠaccompagne sans en rajouter. Il remet en marche.

CĠest reparti.

 

 

Corps sexuŽ

 

Chaque atelier de quelque importance, je veux dire avec un patron et des ouvriers, a son calendrier et ses photos. Photos de femmes nues aux poses lassives dans des positions diverses sur fond esthŽtisant, de la grosse cylindrŽe au coucher de soleil sur la plage. Ces images ne sont pas immŽdiatement visibles ˆ lĠÏil du profane. Vous ne verrez jamais Miss fŽvrier sur la porte dĠentrŽe de lĠatelier, encore moins sur celle du bureau du patron. Il y a quand mme une image ˆ respecter vis-ˆ-vis de lĠextŽrieur. Il ne sĠagit pas pour la direction de prŽserver la morale des ouvriers mais un client peut toujours entrer, il faut tre sŽrieux. Sur fond de consentement tacite et complice de la direction, ces images ne sont donc visibles que par et pour les habitants des lieux. Au fond de lĠatelier, derrire un Žtabli, derrire la porte dĠune armoire, dans les salles de pause et autres rŽfectoires ; en bas ˆ droite, au milieu ˆ gauche, dans les coins mais aussi les recoins, les photos apparaissent soudain ˆ ceux qui connaissent les mŽandres dĠun atelier parce quĠils le frŽquentent quotidiennement.

Qui a amenŽ ces images, qui a affichŽ ces photos ? On ne sait pas. Il semble quĠelles aient toujours ŽtŽ lˆ. Elles font partie des murs de tout atelier ˆ tel point quĠon se demande si elles ne sont pas inscrites dans le cahier des charges de la construction originelle de chaque atelier. Ces images portent en elles le poids du temps et la pesanteur de lĠatelier. Rien ne bouge. Tout juste si un jour le calendrier passe par enchantement de Miss fŽvrier ˆ Miss mars. ‚a faisait six mois quĠon Žtait en fŽvrierÉ

Les plus vieilles photos sont dŽjˆ jaunies et les corps eux-mmes tŽmoignent de lĠŽvolution des canons de la beautŽ charnelle au fil des temps selon cette loi grande physico-esthŽtique : plus les photos sont jaunies plus les corps sont charnus.

Ces Corps de femmes traversant les Žpoques, plus personne ne les regarde depuis bien longtemps. On passe devant, indiffŽrents ˆ ces corps sans joie, censŽs Žveiller vaguement le dŽsir ou amener un peu de gaietŽ. Corps de femmes dans ces lieux dĠo le fŽminin est encore aujourdĠhui pour ainsi dire absent. Les images reprŽsentent lĠouverture vers lĠextŽrieur, lĠAutre de lĠatelier dans le morne quotidien. Mais lĠatelier rattrape tout et cette Žvasion de pacotille se trouve elle-mme enfermŽe.

LĠAutre de lĠatelier ? En est-on si sžr ?

Il faut savoir regarder ces corps suffisamment longtemps ou selon la bonne perspective. On finira alors petit ˆ petit par se reconna”tre. Corps, hommes, femmes, objets, atelier, corps disponibles, rve de corps, corps de rve, atelier, humanitŽ prte ˆ servir, positions, atelier, vieilles images, fatigueÉ

Ces corps, cĠest nousÉ

Miroir inversŽ de nos corps disponibles chaque matin ; trop usŽs, pliŽs, cassŽs, salis pour toute mise en peinture dŽsirable. On se vend mais il nĠy a rien ˆ voir dans notre calendrier.

Janvier, fŽvrier, mars, avril, mai, juinÉ

 

 

Corps pŽrimŽ

 

Ç Gilles, cĠest le plus heureux. È

Raymond ponctue ainsi nos journŽes passŽes ˆ lĠatelier en mĠinterpellant dans un rituel dŽsormais bien Žtabli. Chacun, ˆ son Žtabli ou dŽambulant dans lĠatelier, poursuit son travail.

Ç Le plus heureux, cĠest Gilles. È

Raymond a du mal ˆ garder le silence trs longtemps. Pour peu que lĠon entretienne de bons rapports avec lui, il se charge de les entretenir. Quand il nĠa plus lĠenvie ou le temps de me raconter une nouvelle histoire ou une ancienne dŽjˆ maintes fois entendue, le silence bruyant de lĠatelier est quand mme interrompu de temps ˆ autre parce que, dŽcidemment, le plus heureux cĠest Gilles.

Je souris. Et ce dĠautant que je le souponne dĠen rajouter quand je ne suis pas trs avenant et que jĠai lĠair de faire la gueule. Dans notre scne de genre quotidiennement rejouŽe, je finis immanquablement par rŽpondre, sans mme lever la tte de mon travail, par un sonore : Ç Ah, ouais !? È ; ou bien dĠun ton ironique et volontairement dŽsabusŽ Ç Ouais, cĠest a, cĠest moi È. Et toujours la mme rŽponse : Ç Ah ouais ! Moi je te le dis. Il est lˆ ; il a trouvŽ la planque. È

Il faut dire que pour Raymond le monde se partage en gros en deux : nous (ceux qui travaillent Ç vraiment È, qui Ç se lvent un cul comme a È) et les planquŽs (cĠest-ˆ-dire successivement et alternativement : lĠadministration, les bureaux, les fonctionnaires, les Žtrangers, les politiciens, les ch™meurs, etc.). Avec Raymond, on a donc t™t fait dĠtre un planquŽ sit™t quĠon est simplement diffŽrent. Mais lˆ il sĠadresse ˆ nous ; cĠest donc sur un ton de badinage amical quĠil nĠentreprendrait pas avec quelquĠun quĠil nĠapprŽcie pas.

Chacun continue son travail et ainsi de suite. La journŽe sĠŽcoule lentement.

Un matin, je dŽcide nŽanmoins de prendre les devants : Ç Moi je dis, le plus heureux cĠest Raymond. È JĠattends innocemment la rŽaction en souriant mais Raymond abandonne le ton de la boutade et me rŽpond un ton plus bas : Ç Et nonÉ a va plus. Physiquement, jĠai plus la forme dĠavant, je me sens diminuŽ. JeÉ JĠai plusÉ Je mets plus de temps ˆ rŽagir. Avant je partais au quart de tourÉ È Je mĠarrte. Il me semble soudain quĠil attendait depuis longtemps que je lui retourne sa plaisanterie. Il hŽsite, comme un petit garon pris en faute. Comment dire ces choses que la pudeur virile des ateliers interdit ? Comment exprimer lĠangoisse du corps dŽclinant, lui qui ˆ 50 ans en para”t dŽjˆ 70 comme tant dĠautres ouvriers ?

Edmond a encore 7 ans ˆ tirer avant de pouvoir bŽnŽficier de sa retraite. Il le rŽpte souvent et ajoute Ç Moi, ici, je suis en prŽretraite, je vais pas me rendre malade È. CĠest sa faon ˆ lui de dire en plaisantant quĠil est usŽ, quĠil nĠa plus le rythme dĠantan et quĠil ne veut plus se forcer ˆ lĠavoir comme ˆ lĠŽpoque de sa Ç grandeur È, celle o il Žtait chef dĠatelier dans une grosse bo”te et sous pression permanente du patronÉ le cul entre deux chaises comme tous les petits chefs issus de la production. DŽsormais il nĠattend plus quĠune chose : la quille. Il lĠattend tellement sa retraite que Ç le jour o jĠarrte de travailler, je prends ma caisse et je jette tout ˆ la mer È.

Et pourtantÉ Pour peu quĠon lui prte une oreille attentive, on peut aussi entendre une autre petite musique ; celle de ceux qui ont ŽtŽ rŽduits toute leur vie ˆ leur corps et qui voient avec angoisse leur capital-corps diminuer. La classe ouvrire nĠest riche que de sa force de travail ; cette vŽritŽ ne se donne jamais aussi bien ˆ voir que dans le vieillissement et la hantise quĠil suscite. Attendre, espŽrer la retraite, cette petite mort des ouvriers ŽpuisŽs. La mort aussi est une libŽration.

En attendant, Raymond joue aux boules le week-end et les jours fŽriŽs. De retour ˆ lĠatelier, il mĠexplique par le menu les scnes boulistiques marseillaises et les personnages quĠils c™toient ˆ lĠoccasion. Ç Des malades È dit-il en rigolant qui se prennent au sŽrieux et qui seraient prts ˆ se battre pour un jeu. Ç Parce quĠattention, les boules cĠest important ! È Pour ajouter, si je nĠavais pas encore saisi,  Ç cĠest pas des intellectuels È.

Derrire sa mise en scne musclŽe de Pagnol joue aux boules dans les quartiers nords, il mĠexplique finalement quĠil ne veut pas finir comme eux, lui qui nĠest pas non plus un intellectuel et qui se voit comme dans un miroir futur dans la description de tel ou tel.

 

Le jour de sa retraite, Raymond veut jeter sa caisse ˆ outils ˆ la mer ; reste ˆ ne pas sombrer avec sa caisse.

 

 

 

 
Gilles Gourc

 

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