Ç Ainsi une socit o lĠon travaille sans
cesse durement jouira dĠune plus grande scurit : et cĠest la scurit
que lĠon adore maintenant comme divinit suprme È. (Nietzsche, Aurore).
Si, comme lĠaffirme Marx, le travail ne produit pas que des marchandises mais produit lĠouvrier comme marchandise, cette opration sĠincarne. La marchandisation de lĠouvrier ne sĠopre quĠau prix dĠune singulire rduction ; la rduction au corps utile. Expuls dsormais de la vie pour longtemps, nous voil incarcr dans ce corps. Sous le systme dĠexploitation, il faut prouver dans sa chair le dtail de lĠutilisation de la puissance du corps qui annihile lentement mais srement la puissance de lĠesprit indocile. L commence la lutte.
Corps mutil
- 24 juillet :
Fred entre prcipitamment
dans la salle de montage. Ç Il est o Morisson ?... Hassine vient de
se couper un doigt ! È On sĠarrte et on se regarde. On ne sait pas. Comme
souvent, le formateur est introuvable. Aprs avoir jet un Ïil dans son bureau,
je laisse les autres poursuivre leur recherche pour me prcipiter dans la salle
des machines. Au fond, Hassine se tient debout, ct de la scie circulaire,
tenant serr lĠindex de sa main gauche avec sa main droite. Le sang tombe
grosses gotes rgulires par terre. Tout en maintenant son doigt serr, il regarde
autour de lui, perdu. Il est en sueur.
Je mĠarrte trois mtres de lui ; je ne dis rien. Incapable de faire quoi que ce soit. Je comprends. Le doigt est coup net dans le sens de la longueur. Hassine maintient son doigt serr pour ne pas quĠil sĠouvre en deux. Le formateur finit par arriver peu de temps aprs. On emmne Hassine lĠinfirmerie du centre toute proche en attendant lĠarrive des pompiers.
Pendant ce temps, le travail sĠest arrt ; nous sommes maintenant quelques-uns en salle des machines tourner en rond autour de la scie sans trop savoir quoi faire. Soudain, quelquĠun dit Ç il faut mettre de la sciure sur le sang È. Dans un espce de dlire collectif tous les stagiaires prsents se mettent nergiquement prendre la sciure pleine poignes pour la jeter sur les plus grosses traces de sang. Je ne participe pas, je ne comprends pas ; mais quĠest-ce quĠon fait ! Les autres ne le savent mme pas. Si on leur demandait ils seraient bien en peine de rpondre. Faut-il pousser lĠhumiliation jusquĠ effacer les traces du forfait !?
Les pompiers nĠont pas tard arriver pour vacuer Hassine vers lĠhpital le plus proche. Les stagiaires sont maintenant parpills. Certains de lĠautre section menuiserie nous ont rejoints dehors. On discute, on explique, on interrogeÉ ou on ne dit rien. Chacun ragit sa manire de lĠhumour noir au silence. Ç Alors, ya eu un Carpaccio ? È
Puis, peu peu, nous regagnons lentement la salle de montage ; le formateur est de retour parmi nous.
Et maintenant ?É Que va-t-il se passer, va-t-on discuter collectivement de ce qui vient de se passer, faire le pointÉ enfinÉ dire quelque chose quoi ! Ç QuĠest-ce que tu veux que je fasse ? JĠai dj expliqu comment on se servait de la scie circulaire È me rpond le formateur.
Maintenant, rien. Aprs tout, il nĠy a pas mort dĠhomme. Un malheureux accident, comme tant dĠautres.
JĠen ai voulu au formateur. JĠestimais quĠil nĠavait pas vraiment jou son rle, tenu ses responsabilits de formateur.
Erreur.
Le formateur nous a involontairement donn une leon bien plus fondamentale que des consignes de scurit. On ne joue plus maintenant, derrire Ç la colonie de vacances È comme dirait notre directeur, voil dsormais ce que nous sommes et ce que nous serons : des corps utiles auxiliaires des machines. Pour ceux qui nĠauraient pas compris, les machines sont l pour nous le rappelerÉ et nous taper sur les doigts. CĠest le mtier qui rentre. EtÉ et rien dĠautre.
On reprend le travail. Il y a juste un peu plus de sciure quĠ lĠaccoutume ct de la scie circulaire.
- 22 dcembre :
Rsultat des examens. Le succs est total ; nous avons tous russi. Le directeur de la section btiment nous a annonc les rsultats au cours dĠune simili-crmonie de remise des diplmes dans la mme salle qui nous a accueillis le jour de notre arrive. On est content, on sĠapplaudit tour tour lĠnonc des rsultats.
Ç Une des plus belles rcompenses pour un formateur est la russite de tous ses stagiaires È conclue le directeur. Manque un lĠappel. Je lĠavais oubli. Abdel le rappelle.
Retour lĠatelier pour rcuprer nos affaires. On ne trane pas. Trop de tensions ont t accumules au cours de ces longs mois pour sĠattarder partager rellement lĠvnement. Une fois les dernires politesses et les plus ou moins sincres Ç au-revoir È changs, je quitte la salle de montage avec mes dernires affaires et me dirige vers la sortie en passant comme dĠhabitude par la salle des machinesÉ
Par terre ct de la scie circulaire on peut encore voir, pour ceux qui veulent les reconnatre, des gotes de sang passes avec le temps du rouge au marron. Personne nĠa voulu ou os les effacer. Elles dcrivent un dessin rgulier retraant les pas dĠHassine autour de la scie.
Traces de corpsÉ
Corps
rythm I :
Le trait principal de la journe de travail est son caractre cyclique ou plus prcisment rythmique. Cycle de la dpense et de la reproduction dĠnergie qui dtermine lĠunit de temps de la journe de travail ; rythme de lĠapprentissage corporel de ce cycle. Travailler pour lĠouvrier cĠest tourner sans cesse dans le mme cercle et lĠintgrer dans son corps. Il faut savoir grer quotidiennement son capital-corps non comme la performance hroque du sportif de haut niveau glorifi par le spectacle mais comme lĠouvrier anonyme et interchangeable qui doit y retourner le lendemain. L o lĠexploit est unique, nous sommes dans lĠinterminable rptition. Les carts se payent mais cĠest dans ces carts que rside la libert de la tte. Derrire la discipline des corps se cache la matrise de lĠesprit. Ç Le dur labeur du matin au soir (É) la meilleure des polices È comme dirait lĠautre. Les micro-fuites lĠintrieur du cercle, le petit cart cĠest encore ce qui prserve des grandes fuites comme la folie ou autres. Car quoiquĠil arrive un cercle nĠa pas de sens puisquĠil se referme sur lui-mme.
Corps rythm
II :
Rveil : 5h39. Je suis puis, comme dĠhabitude. Je me laisse un peu plus de temps quĠil nĠen faudrait pour se prparer, pour viter de trop me violenter au lever. Il faut partir vers 6h45 sous peine de rater le mtro qui passe vers 6h55 pour pouvoir attraper le bus qui part 7h10 pour tre sr dĠarriver avant 8h. Tout est ritualis : dans le trajet-mtro je prends un journal gratuit, lecture pour le moins pas complique pour ne pas dire totalement insignifiante pour commencer. a occupe les mains.
Une fois mont dans le bus on retrouve les mmes visages. On se ressemble tous cette heure l, les ombreux du bus 12. Les coliers ne sont pas encore en route, il nĠy a que les prolos avec leur tte du lundi. Le bus dmarre et tourne devant lĠhpital Ç La Timone È.
Je retarde le moment de prendre mon livre en main. Il faut pourtant se forcer le faire pour chapper pour un temps lĠatelier. On le sait, la journe de travail commence avant et se termine aprs, il ne suffit pas dĠavoir fait ses heures, il sĠagit dĠen sortir un moment. Au-del de la prise sur le corps de telle heure telle heure, cĠest bien notre esprit qui est en jeu. Continuer faire fonctionner son cerveau en dehors du corps utile est dj une lutte. Je prends donc mon livre tous les matins, ce soir je serai trop fatigu nerveusement et physiquement. Mais, comme tous les matins, je retarde nanmoins lĠinstant ; je sais dj que a va tre difficile.
Je longe les diffrents commerces de marbrerie, dernires promotions sur lĠenterrement, qui prcdent le cimetire Saint-Pierre sur ma droite. Je me dcide enfin le prendre. La lutte sĠengage entre les mots et le compte rebours qui me spare du travail.
Je bgaye sur les mots.
Ç Par terre, la boue vous tire, la boue vous tire sur la fatigue, fatigue, et les cts de lĠexistence sont ferms, aussi, aussi, bien clos par des htels et des usines encore, des usines encore. CĠest dj des cercueils les murs de ce ct-l, de ce ct-l, ce ct-l. Lola, Lo, La, bien partie, partieÉ È
Je mĠarrte, je regarde dehorsÉ Je reprends. JĠavance un peu de quelques lignes, je continue. Ae, je mĠarrte, je me rends compte que je nĠai pas compris, je nĠtais pas assez concentr, je reviens un peu en arrire.
Ç On en devenait machine aussi soi, mme force, soi-mme force, et de toute sa vie en, toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rats, je, rage norme, qui vous prenait le dedans et le tout, le tour de la tteÉ È
Et voil le premier gros rond point. Le bus bifurque sur la gauche. Juste sur la droite aprs le rond point, un gros chantier. Des ouvriers sont dj au boulot.
La tension monte. Maintenant il faut que je reprenne. Cette fois il faut avancer. JĠai rduit les phrases aux mots mais les mots eux-mmes nĠont plus aucun sens. Ils nĠmettent plus que des sons qui se superposent, se suivent, se recouvrent et se retournent sur eux-mmes. Les mots eux-mmes deviennent chair. JĠentends, rentends les mmes sons et trbuche nouveau.
Ç Les ouvriers penchs, sous cieux de fes, soucieux de faire tout, plaie, le plaisir possible aux machines, lĠheure, leur passer des boulons au calibre, et des bouts longs encore, des boulons encoreÉ On se laisse aller, allez aux machines avec les trois ides, tout en haut, derrire le front de la tte. CĠest fini. È
Le bus file maintenant vers le rond point IKEA et ses immenses drapeaux. Autour de moi les enseignes se prcipitent, la Fnac et le Printemps sur ma gauche ; IKEA, Leroy-Merlin, Mac Donald et son espace Ronaldland sur ma droiteÉ
Pourquoi le chauffeur conduit comme a ? JĠai envie de vomir. Pour a, le lundi matin cĠest le pire. JĠai pris comme tous les dimanche soir mes petites pilules de tranquillit. Dans la nuit du dimanche au lundi on ne dort pas beaucoup ou trs peu. Il faut quand mme dormir un peu quitte se faire aider. Rsultat : le matin on est encore plus dans les vapes et lĠestomac se rappelle notre bon souvenir.
En face de moi lĠusine Heineken et ses normes cuves qui pointent vers le ciel. On approche de la dernire ligne droite. La tension monte encore dĠun cran. Je ne peux plus lire.
Nous sommes arrivs. JĠai lu deux pages et demi.
A demain.
Corps divis
AujourdĠhui je vais travailler post. LĠavantage du travail post, cĠest quĠau moins, cĠest plus simple ; je risque moins de faire des conneries. Une fois la manÏuvre comprise, je nĠai plus quĠ enchaner les sries.
La piqueuse devant laquelle je suis post est une de ces nouvelles machines numriques qui prennent place dans les ateliers les plus importants pour augmenter le rendement du travail en srie. Celle-ci, avec son imposant bras arm, permet notamment de raliser tous les perages possibles pour les diffrents montages de meubles, taquets, botiers de charnires et autres Ç pas de 32 È. La personne comptente programme sur ordinateur les oprations effectuer et la machine travaille toute seule. Enfin, presque. Il faut quand mme quelquĠun pour lui donner manger en amenant les pices. AujourdĠhui cĠest moi.
Aprs avoir pianot le programme du jour, mon chef mĠexplique par le dtail les gestes que je vais devoir rpter. Face la piqueuse, je prends les morceaux dĠagglomr plaqu chne empils derrire moi, je positionne la pice en me calant contre les butes mtalliques, je tape aux quatre coins pour mĠassurer que les ventouses maintiennent bien la pice en place, je me positionne en dehors de la limite de scurit, jĠappuie sur le bouton rouge marche/arrt de gauche, la piqueuse se met en branle pour effectuer les diffrents perages prvus par le programme. Pendant ce temps je glisse vers la droite, jĠappuie sur un autre bouton rouge qui fait surgir les butes mtalliques de lĠautre plateau, je positionne une autre pice, je tape, je mĠcarte hors de la zone de scurit, jĠappuie sur le bouton, la piqueuse glisse cette fois droite pour effectuer le mme programme ; je reviens sur la gauche pour enlever la pice usine sur le premier plateau, jĠen positionne une autre au mme endroit avant de relancer le programme et ainsi suite. Voil, cĠest simple. JĠeffectue une fois la manÏuvre sous lĠÏil de mon chef du jour. Bon pour le service. Il ne me reste plus quĠ descendre les piles dĠagglomr places derrire moi. CĠest parti.
Je prends le morceau en haut de la pile, je tape, jĠappuie... Je suis presque content de faire ce type de boulot aujourdĠhui. Vu le peu de motivation que jĠavais ce matin pour aller travailler a me permet de mettre mon corps en quasi marche automatique pour laisser aller mon esprit ailleurs.
De toute faon je nĠai pas vraiment le choix. Devenu rapidement tranger mon propre corps, mon cerveau part malgr moi. Au milieu du bruit cadenc et des tranges pas de danse que je rpte et rpte encore avec la machine, mon esprit sĠenfuit chaque instant. Comment pourrait-il en tre autrement ? Il nĠa rien faire ici.
Il ne fait que se surajouter et vient buter contre ce non-sens que lui impose le corps, le corps des autres dsormais. Malgr ce que diront tous les ergonomes et autres ergologues, dans la rptition du geste lĠesprit non utile nĠest quĠun obstacle, une souffrance. Quelquefois, on en vient souhaiter lĠabrutissement dfinitif, la lobotomie. Laisser son cerveau, le sien, lĠentre, aux vestiaires, se mettre entre parenthses. Raliser enfin, une bonne fois pour toutes, ce quĠils veulent faire de nous. Mais voil, on nĠy arrive jamais totalement ; le corps a encore besoin de ce petit reste de cerveau pour rpondre aux stimuli. Et toujours un petit reste dĠextrieur qui vient nous dranger, le petit reste qui rsiste obstinment malgr toute notre bonne volont et qui nous fait nous opposer nous-mmes dans la petite guerre intrieure inutile du corps divis. Etre ailleurs. Je nĠy suis plus.
Ae ! JĠai march au-del de la limite. Je ne faisais plus vraiment attention. La machine sĠarrte automatiquement. Pas moyen de la faire repartir, il faut se rsoudre aller voir le chef. Comme un petit garon il faut maintenant que jĠaille expliquer ma connerie sur les gestes simplissimes que jĠavais faire. Le chef dĠatelier me lance une moue rprobative mais mĠaccompagne sans en rajouter. Il remet en marche.
CĠest reparti.
Corps sexu
Chaque atelier de quelque importance, je veux dire avec un patron et des ouvriers, a son calendrier et ses photos. Photos de femmes nues aux poses lassives dans des positions diverses sur fond esthtisant, de la grosse cylindre au coucher de soleil sur la plage. Ces images ne sont pas immdiatement visibles lĠÏil du profane. Vous ne verrez jamais Miss fvrier sur la porte dĠentre de lĠatelier, encore moins sur celle du bureau du patron. Il y a quand mme une image respecter vis--vis de lĠextrieur. Il ne sĠagit pas pour la direction de prserver la morale des ouvriers mais un client peut toujours entrer, il faut tre srieux. Sur fond de consentement tacite et complice de la direction, ces images ne sont donc visibles que par et pour les habitants des lieux. Au fond de lĠatelier, derrire un tabli, derrire la porte dĠune armoire, dans les salles de pause et autres rfectoires ; en bas droite, au milieu gauche, dans les coins mais aussi les recoins, les photos apparaissent soudain ceux qui connaissent les mandres dĠun atelier parce quĠils le frquentent quotidiennement.
Qui a amen ces images, qui a affich ces photos ? On ne sait pas. Il semble quĠelles aient toujours t l. Elles font partie des murs de tout atelier tel point quĠon se demande si elles ne sont pas inscrites dans le cahier des charges de la construction originelle de chaque atelier. Ces images portent en elles le poids du temps et la pesanteur de lĠatelier. Rien ne bouge. Tout juste si un jour le calendrier passe par enchantement de Miss fvrier Miss mars. a faisait six mois quĠon tait en fvrierÉ
Les plus vieilles photos sont dj jaunies et les corps eux-mmes tmoignent de lĠvolution des canons de la beaut charnelle au fil des temps selon cette loi grande physico-esthtique : plus les photos sont jaunies plus les corps sont charnus.
Ces Corps de femmes traversant les poques, plus personne ne les regarde depuis bien longtemps. On passe devant, indiffrents ces corps sans joie, censs veiller vaguement le dsir ou amener un peu de gaiet. Corps de femmes dans ces lieux dĠo le fminin est encore aujourdĠhui pour ainsi dire absent. Les images reprsentent lĠouverture vers lĠextrieur, lĠAutre de lĠatelier dans le morne quotidien. Mais lĠatelier rattrape tout et cette vasion de pacotille se trouve elle-mme enferme.
LĠAutre de lĠatelier ? En est-on si sr ?
Il faut savoir regarder ces corps suffisamment longtemps ou selon la bonne perspective. On finira alors petit petit par se reconnatre. Corps, hommes, femmes, objets, atelier, corps disponibles, rve de corps, corps de rve, atelier, humanit prte servir, positions, atelier, vieilles images, fatigueÉ
Ces corps, cĠest nousÉ
Miroir invers de nos corps disponibles chaque matin ; trop uss, plis, casss, salis pour toute mise en peinture dsirable. On se vend mais il nĠy a rien voir dans notre calendrier.
Janvier, fvrier, mars, avril, mai, juinÉ
Corps prim
Ç Gilles, cĠest le plus heureux. È
Raymond ponctue ainsi nos journes passes lĠatelier en mĠinterpellant dans un rituel dsormais bien tabli. Chacun, son tabli ou dambulant dans lĠatelier, poursuit son travail.
Ç Le plus heureux, cĠest Gilles. È
Raymond a du mal garder le silence trs longtemps. Pour peu que lĠon entretienne de bons rapports avec lui, il se charge de les entretenir. Quand il nĠa plus lĠenvie ou le temps de me raconter une nouvelle histoire ou une ancienne dj maintes fois entendue, le silence bruyant de lĠatelier est quand mme interrompu de temps autre parce que, dcidemment, le plus heureux cĠest Gilles.
Je souris. Et ce dĠautant que je le souponne dĠen rajouter quand je ne suis pas trs avenant et que jĠai lĠair de faire la gueule. Dans notre scne de genre quotidiennement rejoue, je finis immanquablement par rpondre, sans mme lever la tte de mon travail, par un sonore : Ç Ah, ouais !? È ; ou bien dĠun ton ironique et volontairement dsabus Ç Ouais, cĠest a, cĠest moi È. Et toujours la mme rponse : Ç Ah ouais ! Moi je te le dis. Il est l ; il a trouv la planque. È
Il faut dire que pour Raymond le monde se partage en gros en deux : nous (ceux qui travaillent Ç vraiment È, qui Ç se lvent un cul comme a È) et les planqus (cĠest--dire successivement et alternativement : lĠadministration, les bureaux, les fonctionnaires, les trangers, les politiciens, les chmeurs, etc.). Avec Raymond, on a donc tt fait dĠtre un planqu sitt quĠon est simplement diffrent. Mais l il sĠadresse nous ; cĠest donc sur un ton de badinage amical quĠil nĠentreprendrait pas avec quelquĠun quĠil nĠapprcie pas.
Chacun continue son travail et ainsi de suite. La journe sĠcoule lentement.
Un matin, je dcide nanmoins de prendre les devants : Ç Moi je dis, le plus heureux cĠest Raymond. È JĠattends innocemment la raction en souriant mais Raymond abandonne le ton de la boutade et me rpond un ton plus bas : Ç Et nonÉ a va plus. Physiquement, jĠai plus la forme dĠavant, je me sens diminu. JeÉ JĠai plusÉ Je mets plus de temps ragir. Avant je partais au quart de tourÉ È Je mĠarrte. Il me semble soudain quĠil attendait depuis longtemps que je lui retourne sa plaisanterie. Il hsite, comme un petit garon pris en faute. Comment dire ces choses que la pudeur virile des ateliers interdit ? Comment exprimer lĠangoisse du corps dclinant, lui qui 50 ans en parat dj 70 comme tant dĠautres ouvriers ?
Edmond a encore 7 ans tirer avant de pouvoir bnficier de sa retraite. Il le rpte souvent et ajoute Ç Moi, ici, je suis en prretraite, je vais pas me rendre malade È. CĠest sa faon lui de dire en plaisantant quĠil est us, quĠil nĠa plus le rythme dĠantan et quĠil ne veut plus se forcer lĠavoir comme lĠpoque de sa Ç grandeur È, celle o il tait chef dĠatelier dans une grosse bote et sous pression permanente du patronÉ le cul entre deux chaises comme tous les petits chefs issus de la production. Dsormais il nĠattend plus quĠune chose : la quille. Il lĠattend tellement sa retraite que Ç le jour o jĠarrte de travailler, je prends ma caisse et je jette tout la mer È.
Et pourtantÉ Pour peu quĠon lui prte une oreille attentive, on peut aussi entendre une autre petite musique ; celle de ceux qui ont t rduits toute leur vie leur corps et qui voient avec angoisse leur capital-corps diminuer. La classe ouvrire nĠest riche que de sa force de travail ; cette vrit ne se donne jamais aussi bien voir que dans le vieillissement et la hantise quĠil suscite. Attendre, esprer la retraite, cette petite mort des ouvriers puiss. La mort aussi est une libration.
En attendant, Raymond joue aux boules le week-end et les jours fris. De retour lĠatelier, il mĠexplique par le menu les scnes boulistiques marseillaises et les personnages quĠils ctoient lĠoccasion. Ç Des malades È dit-il en rigolant qui se prennent au srieux et qui seraient prts se battre pour un jeu. Ç Parce quĠattention, les boules cĠest important ! È Pour ajouter, si je nĠavais pas encore saisi, Ç cĠest pas des intellectuels È.
Derrire sa mise en scne muscle de Pagnol joue aux boules dans les quartiers nords, il mĠexplique finalement quĠil ne veut pas finir comme eux, lui qui nĠest pas non plus un intellectuel et qui se voit comme dans un miroir futur dans la description de tel ou tel.
Le jour de sa retraite, Raymond veut jeter sa caisse outils la mer ; reste ne pas sombrer avec sa caisse.