ENEZ  EUSA

 

(le livre des fragments)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Ç LĠun dit que tout est permanent,

LĠautre dit que tout est ŽphŽmre,

Un autre, que le monde est fait dĠobjets,

Immuables

Ou fugacesÉ È


Shiva, Le seigneur-du-Sommeil

Traduit du sanskrit

par Alain Porte

 

 

 

Ç Eaux profondes

les desseins du cÏur ;

lĠintelligent sait y puiser. È

 

La Bible

Proverbes (20, 5) – Adages de Salomon

Traduction de

Pierre Alferi et Jean-Jacques Lavoie

 

 

 

Ç Monde ouvert

 

 Ces journŽes de printemps

sur la c™te de lĠest

sur la c™te de lĠouest. È

 

Kenneth White

LĠermitage des brumes

 


[É/É]

 

 

Delphinus delphis

 

 

48Ħ83.883 N. / 2Ħ31.763 O.

 

LĠŽnorme mammifre, ŽchouŽ parmi les roches anonymes

peau bleu‰tre, verd‰tre, grise, sale

piquetŽe de grumeaux infectes

un trou net sur le flanc dĠo sort un fin liquide sombre et puant

(un harpon lĠaurait-il percŽ ˆ cet endroit ?)

m‰choire armŽe dĠune centaine de dents

  coupantes comme autant dĠaiguilles

un dauphin

en train de sĠavarier

nageoire caudale vrillŽe Žtrangement

        aveuglŽ par ses propres yeux

dŽjˆ disparus

gobŽs, certainement, par quelques crabes ou insectes vicieux

jĠŽvalue : 160 kilos de chair putride encore ferme

alors que la fine peau du cr‰ne, presque fondue

laisse transpara”tre un socle o vient sĠench‰sser

coriace

lĠos du grand bec souriant

 

JĠai nagŽ dans le grand ocŽan

jĠai frayŽ avec les courants froids

osant mĠaventurer dans les zones extrmes

 du globe

 

Gulf Stream

Atlantique nord

 

Labrador                    et                     GrÏnland oriental

 

 

Courant de NorvgeÉ

 

 

         ?

 

?

 

?

 

 

JĠai dŽpassŽ la limite des territoires de mes frres les plus robustes

pour gagner La pointe des temptes

et rejoindre, enfin, portŽ au-dessus de la faille dĠun courant nouveau

la fameuse mer chaude

Mare medi terra

    (o vivent nos congŽnres blancs)

 

De retour, aprs de nombreuses annŽes ˆ errer en ces parages

ayant assez profitŽ de la clŽmence du sud

jĠai fait lĠerreur dĠapprocher, en Atlantique

prs des fonds de la mer dĠIroise

 un navire mŽtallique

o des hommes habillŽs de jaune faisaient signe

ils me semblaient amicaux

 mais soudain

 alors que na•f jĠoffrais la vigueur de mon flanc

un imbŽcile a dŽchargŽ sa haine

sĠaidant dĠun objet de mŽtal

   qui mĠa transpercŽ, sans un bruit

le corps de part en part

 

JĠai criŽ si fort que mme la pieuvre des abysses

   a entendu mon appel

 

 HŽlas, aujourdĠhui, quelques semaines plus tard

me voici revenu

     aprs une errance toute en souffrance

nĠayant pu prŽvenir les miens

tuŽ et

    seul

                ˆ pourrir sur cette grve

 noircie dĠalgues mortes

et de pŽtrole.

 

 

 

 


1

 

 

 

[É/É]

 

 

 

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Port de Brest

 

ˆ quai, trois ravitailleurs type Breitling et Victoria

peinture sombre, architecture ramassŽe

attendent

coque enfoncŽe dans lĠeau grasse

 

MuselŽs par des cordes gŽantes jaunes fluorescentes

(tendues depuis lĠimmense hangar dĠacier Roi de Bretagne)

ils respirent patiemment

jusquĠˆ ce que leurs soutes sĠengorgent

 

Une cri rauque annonce la fin du chargement.

 

 

 

Passe dĠIroise

 

Varechs, remous, diesel, pollution au cul de Gros Vivier

qui nous talonne —

— de son sillage bruyant Žmerge, de temps ˆ autre

lĠŽclat vif argent dĠune mouette chapardeuse.

 

 

 

Les quatre vents

 

Peau rŽtrŽcie, dessŽchŽe, fatigue, souillures

sel et mŽtaux abandonnŽs sur le fond — la peur

et ce dŽsir de peu de mots

 

En sĠŽloignant des c™tes la vitesse prend feu

 

Sur lĠarrire notre carlingue vibre inlassablement

comme si nous Žtions portŽs par une machine ˆ vapeur

 dŽgueulant son Žpaisse ligne de gasoil

 

   A b‰bords, Abeille Bourbon nous harcle

        puis braque pour le nord-ouest

  accompagnŽ, dans son sillage, du vol accidentŽ

                       dĠune dizaine de goŽlands bavards.

 

 

Zodiak

 

Trois hommes vifs

debout sur lĠocŽan

(aux alentours des rŽcifs de lĠarchipel de Molne)

     filent

      ˆ grande vitesse

      en direction des ”les

 

 Ils disparaissent, tours ˆ tours

    dans le creux des vagues

semblant tenir les rnes dĠun ocŽan curieusement homogne

        qui sĠagite et perd de son aspect huilŽ

     ds que lĠon dŽpasse la pointe de Kernovan.

 

 

 

Les Calanques

 

Un canard sauvage se risque ˆ traverser la baie

en pleine tourmente ;

il se fait happer deux fois, trois fois, cinq fois

par la crte belliqueuse des plus hautes vagues —

   ˆ chaque fois il ressurgit, miraculeusement

enfin il se cache, de lĠautre c™tŽ, prs des calanques

    dans les interstices dĠune roche noircie par la houle agressive.

 

 

POINTE DE CRƒAĠCH 7h30

 

 

Lichens luminescents accrochŽs aux falaises

et jusque sur les buissons et sur les herbes ; eau laiteuse

bouillonnante, ŽclairŽe de lĠintŽrieur

 

Une colonie de PŽtrels tempte

   portŽs par les grands vents

est dŽjˆ lˆ

     face ˆ la lumire naissante

 

Ils saluent notre arrivŽe par quelques chants rauques

puis retournent au vertige de leur danse

 

AttirŽs par les ˆ-pics et le vide

nous fouillons les abords les plus abrupts

   lˆ o le sol est dŽnudŽ par de perpŽtuels mouvements dĠair— nous marchons

attirŽs tant par cette fra”cheur vivifiante que possŽdŽs par une peur archa•que

      comme si, dĠun commun accord, il sĠagissait de comprendre

  la nŽcessitŽ de cet interminable chant de lĠaube.

 

 

 

Sur les plus hautes falaises

 

Sur les plus hautes falaises

lˆ o le vent chute brutalement vers lĠocŽan

(et tente une mlŽe impossible avec les goŽlands et lĠŽcume)

         comment de ne pas tre au plus proche dĠune vŽritable sensation du monde ?

 

 

 

 

 


 

2

 

 

 

[É/É]

 

 

 

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UN ƒQUILIBRE NATUREL

 

 

 

Ar CĠhuld

 

Est-ce lĠocŽan qui avance ou la terre qui glisse sous les eaux ?

 

— le conflit de deux forces —

 

La grve sĠeffondre

et sŽcrte une colline de galets lumineux

    o (sur la zone de balancement des marŽes)

vivent des tres ˆ coques

    suceurs de varech sec et de granits

affublŽs, de temps ˆ autre, dĠŽtranges plumeaux

et certainement nourris de sel et dĠembruns

 

Bernaches (Patella intermedia)

  Balanes

AnŽmones (Actinie)

et

   Laminaria hyperborea

 

         De temps ˆ autre une plus grande vague

passe au-dessus des roches qui font obstacle

lĠeau occupe profondŽment les cavitŽs

ici demeurent de longues Laminaires rugueuses, Žpaisses et sombres

leur danse

contraste avec lĠŽcume bouillonnante

   tout se fond dans un chaos permanent

en accord avec lĠŽquilibre naturel

  qui rgne en ces renfoncements

 

LĠeau reste eau

la roche reste roche

 

DŽpassŽe la pointe de Porz Men

une plage de galets gŽants

semble repoussŽe par les temptes continuelles :

     elle forme une lvre de plusieurs mtres

    jusquĠˆ cette ligne dĠherbes sinueuses

gorgŽes dĠeau

comme si, dĠun seul mouvement, la masse caillouteuse

avait pris pour cible lĠintŽrieur des terres

 

CĠest par ici quĠen 1776  le Parama•bo

navire hollandais ˆ trois mats de 400 tonneaux

aurait fait naufrage

chargŽ de centaines de barils de rhum

                   ainsi que dĠune cage et ses deux perroquets.

 

 

 

LA MONTƒE DES EAUX

 

 

La rumeur des flots attise les lointains

et dŽgage une myriade dĠ”les ŽphŽmres : elles combattent ˆ lĠhorizon —

— ŽlŽments Žpars dĠune m‰choire ocŽane, bien rŽelle

   glaciale et provocante

 

JĠai vu un oiseau rapide, puis un autre encore

yeux noirs, pattes rouges

se faufiler entre les roches avec lĠaisance dĠune flche

 

   JĠai entendu la pierre se disjoindre

 

    JĠai observŽ le sel cuire ce sol boueux

(non sans lĠavoir tout dĠabord percŽ dĠinnombrables cratres

jusquĠˆ le transformer en un Žtrange systme limbique)

 

  JĠai assistŽ ˆ la montŽe des eaux : dĠun jour ˆ lĠautre

lĠocŽan se vide et se remplit

— qui me croira ?

 

JĠai observŽ le cadavre dĠun grand poisson sanguinolent

Ïil cave bouffŽ par les crabes

cr‰ne minutieusement fourragŽ par je ne sais quel prŽdateur

 

JĠai contemplŽ lĠaube grandissante

   balayant ˆ lĠavant dĠelle-mme le vent en tourbillons

et, depuis cette crte immatŽrielle, jĠai entendu hurler un oiseau blanc

 

Sur lĠeau

        quelques mousses orangŽes flageolent dans lĠair toujours changeant

puis se dŽcrochent, dansent, avant dĠaller se prendre dans le vent

et fondre, dŽfinitivement

ˆ la lisire dĠimmenses circonvolutions granitiques

 

?  

 

?

? 

DĠŽnormes coques blanches, gorgŽes, chairs violacŽes

se distribuent leur territoire sur la zone rocheuse la plus rugueuse

 

Un crabe chevelu, tte sombre, yeux vifs

(ˆ qui je ne veux pas dĠhistoires)

dispara”t dans les interstices dĠune roche

puis se retourne, me regarde et mĠattaque brutalement

     les pinces en avant

 

JĠouvre un livre, au hasard — Mes inscriptions de Louis Scutenaire :

 

    Ç Je ne suis pas un Žcrivain, je suis un tre sonore. È

 

 


3

 

 

 

[É/É]

 

 

 

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Autobiographie du capitaine

 

 

 

Journal du  Guillaume Marie (extrait)

 

 

Un chant, venu des espaces les plus profonds

(affleurements paradoxaux, os, cr‰nes, poussires, lectures incandescentes)

et la montŽe, subite - une Žclosion - de lĠintensitŽ du monde

 

Sortir pour rejoindre le grand flux

 

Enfance, jeunesse, enfance

la percŽe soudaine — lĠardente maturitŽ

(dans un corps jeune, sans trop dĠidŽes prŽconues)

 

Nos heures les plus belles

 

JĠouvre les Proverbes :

 

Ç [É] et tes yeux voient des crŽatures

ton cÏur dŽlire

tu te retrouves couchŽ au centre de la mer

couchŽ ˆ la pointe du m‰t :

On mĠa battu

   je nĠai pas mal

on mĠa cognŽ

  je ne sens rien

quand vais-je me rŽveiller ?

trs bien

   je continue

      je cherche encore. È (23, 33)

 

LĠabsence du guide semble longue aux yeux du dormeur.

 

Qui parle ?

 

Mis ˆ part ces quelques fourvoiements quĠil sĠagissait, un temps

de parcourir, dĠausculter puis dĠabandonner

(une leon est une leon)

se profilait ce moment de la vraie dŽcision : lĠŽtape absolue de la hache

et des parfums.

 

 

 

Journal du Guillaume Marie (extraits)

 

 

En 1775, le Guillaume Marie, navire anglais de 150 tonneaux, en provenance de Cadix, dont la cargaison est composŽe de sel, citrons, oranges et de 22 000 livres en argent monnayŽ, talonne les Žcueils.

 

 

 

Jour 7

                         

Ciel et nuages, ˆ distance, se dŽvident

puis se divisent en autant de paquets multipliŽs et menaants

 

Nuit intestine, fatigue, suŽesÉ changement de cap — ˆ tribord

bien au-delˆ des voiles chiffonnŽes

une formation climatique dĠhumeur maligne, parsemŽe dĠŽclairs

se ferme sur elle-mme, sĠŽtrangle puis se gonfle

nous annonant la pire des temptes.

 

Adage de Salomon :

 

Ç Le typhon emporte les brutes —

le juste tient bon. È (10,25)

   

 

Jour 9

 

Comment dormir ainsi ballottŽ ?

Je garde, depuis des jours, les yeux grands ouverts ; ne suis-je

pas forcŽ de voir ? Un papillon (est-ce un rve ?)

indiffŽrent ˆ la houle qui creuse nos boyaux en une horizontale impossible

grignote sa propre tte

 

Les boiseries, ˆ lĠavant du navire, assŽchŽes, hurlent

 

Gabot le perroquet ne chante plus (ses plumes semblent tre de colle)

 

ForcŽ de voir et ne rien voir — comment vivre ici ?

 

Moi qui voulait tout dŽcouvrir

amoureux des hommes et des espaces infinis.

 

Adage de Salomon :

 

Ç Sans gouvernail le peuple coule —

de nombreux conseillers le sauvent. È (11,14)

 

 

Jour 10

 

Nuit torrentielle

 

Tempte, cris des cordages

et pour combien de temps ?

 

Adieu lĠamitiŽ dĠavec les songes

voici lentement venu lĠhiver, voici lĠennemie : la fin du jour

associŽe ˆ la tuerie de la nuit.

 

Adage de Salomon :

 

Ç Telle ligne droite aux yeux dĠun homme

conduit ˆ des lignes de mort. È (14,12)

 

 

Jour 13

 

Enigme matinale : un Ïil vert, sur lĠhorizon

une sorte dĠiris volcanique, plus grand que le soleil

badigeonnŽ de couleurs jusquĠˆ la perte de toute aspŽritŽÉ

(une idŽe de la mort ? — Chair rognŽe, lente et putride)

 

 

Quelques mots ˆ peine audibles, glanŽs ici et lˆ

quelques phrases plus ou moins cinglantes

 

QuĠen est-il de mes hommes ?

 

SĠil nĠy a plus rien ˆ voir, y a-t-il quelque chose ˆ Žcrire ?

 

Adage de Salomon :

 

Ç Fuis le fou :

rien ˆ prendre ˆ ses lvres. È (14,7)

 

 

Jour 17

 

Lumire stridente dans le miroir de lĠeau

immobilitŽ contenue de lĠatmosphre

ˆ lĠhorizon : architecture nuageuse gigantesque, dŽsordonnŽe, dangereuse

Cumulus empilŽs sur les hauteurs

o lĠon imagine vivre le plus grand des Dieux 

— il gronde, depuis tout lˆ-haut

armŽ de courbes Žlectriques qui, comme des cordes

lacrent le ciel jusquĠˆ le faire pleurer de douleur

 

A lĠavant du navire le feu sĠest Žteint

il ne reste plus que cette odeur de soufre.

Proverbes :

 

Ç Ne te vante pas du lendemain

sais-tu ce quĠenfante aujourdĠhui ? È (27,1)

 

 

 

La nuit

 

 

Pour Adam Nilsson

 

La nuit nous perdons un  peu de vie

 

   La nuit balayŽe par les phares

 

La nuit, sans repos : une forge luminescente

                    (sur la grve sĠŽchangent un milliard de vies chimiques)

 

La nuit, grignotŽe dans ses bas fonds

par une eau encore plus noire que la nuit

 

La nuit, immobile, o crŽpite un feu dĠencre morte

 

La nuit : le dormeur construit, lĠaraigne file, lĠaveugle voit

 

   La nuit est un visage

                          la nuit est une sphre

 

La nuit la vitesse sĠaccro”t

 

Qui parle ?

 

La nuit pour ceux qui travaillent : les vivants

 

La nuit, seuls, sur notre ”le

ˆ la dŽrive comme ˆ lĠavant du monde

 

La nuit prŽpare ses phosphorescences : cĠest ici quĠun Ïil clair

danse avec les formes

et ouvre lĠespace simple

qui te mena jusquĠˆ nous.

 

 

 

Journal du Capitaine

 

 

19 dŽcembre 1869

Naufrage de la Gorgone

sur les rŽcifs de la chaussŽe des Pierres-Noires

 

Celui qui ne sait plus rien, qui a tout oubliŽ

(mais a-t-il vraiment connu ?) file vers le nord, insensible

— pourquoi la vie de la mŽmoire semble-t-elle si peu fiable ?

 

Et cette volontŽ premire dĠtre lŽger, le moins harnachŽ

          nĠest-elle pas le visage cachŽ dĠun attelage bien plus pesant

  au point de rendre notre navire lent

        et aveugle ?

 

Les termes du voyage : mourir vite

et finir dŽcomposŽ

en bord de mer

    sourire perdu ˆ la nature

empalŽs, tous, au pied de ces falaises immondes

                et invisibles (voici notre malheur)

 

— un pige nĠŽtait-il pas confinŽ sous ces brumes Žpaisses ?

 

Comment sĠen sortir ?

 

Le choix de chaque instant : ce qui deviendra lueur

ˆ lĠhorizon des directions

plut™t que cet ab”me noir et glacial — pire encore : une bo”te noire, clouŽe

ˆ la dŽrive sur lĠocŽan

 

(JĠai vu des animaux Žtranges

          frayer discrtement en ces parages

de grands yeux circulaires

me regarder

jĠai ŽprouvŽ lĠodeur fade

     des cadavres de tout lĠŽquipage :

    jĠai observŽ, affolŽ, incapable de dŽtourner mon regard

leurs membres sucŽs par des milliers de crevettes qui pendaient

le long de leurs muscles morts

elles semblaient jouir de cette puanteur

elles couvraient les corps en entier

comme un manteau de vers fourmillantsÉ)

 

Il ne sĠagit pas, selon moi, de calcul trs savant

quand bien mme je sais parfaitement lire le cartes

ma”triser lĠastronomie et lĠusage du Sextant

mais plut™t dĠŽprouver (puisquĠil est trop tard)

 de la faon la plus limpide et dŽgagŽe qui soit

  lĠinstant plein du peu de vie quĠil me reste

au lieu de considŽrer lĠespace vide et glacial

alentours

   comme une attente

 

LĠaiguillon, dans mon dos

continžment sŽcrte une pression

sur mon cÏur

  tout semble se tarir 

la fuite de lĠentier

progresse

     et la vision de lĠentier

se fait rare

 

Quelque chose cingle, me voici seul —

 

— est-ce le vent ?

est-ce la vie ?

                                           est-ce la mort ?

 


4

 

 

 

[É/É]

 

 

 

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Les parties les plus froides de lĠ”le

 

 

Premier tournage – Corn HŽrŽ

 

Une profonde entaille dans la roche —

 

— tout un pan de la colline se scinde et

bascule vers le grand ocŽan

    qui travaille ici, depuis des sicles

et rogne progressivement la part qui lui est due

 

CĠest au fond de cette gorge

o, ˆ marŽe haute

sĠengouffrent des vagues acides

que nous dŽcidons de revenir la nuit

pour filmer

ŽclairŽs de ces quelques torches huileuses

confectionnŽes ˆ la h‰te et soigneusement installŽes

en Žquilibre

dans les interstices de lĠŽtrange Ždifice naturel

 

19h — c™te nord-ouest de lĠ”le

 

48Ħ 27.889 l N. /  5Ħ 06.646 L O.

 

 

   Le soleil dispara”t

bient™t happŽ, ˆ lĠhorizon, par une brume de mer

prte ˆ tendre son pige

 

Chute des tempŽratures, complexitŽ rare de lĠatmosphre

la balance des couleurs, imprŽvisible, peigne le ciel

humide et froid

 

Premires Žtoiles et constellations :

 

Grande Ourse

Chien de chasse

Chevelure de BŽrŽnice

                                       Lion

?

 

?

 

 

?

 

 

            Les acteurs pataugent dans une longue vasque dĠeau saum‰tre

peu profonde

et leurs jambes, lentement, sĠenroulent dans cette substance

peuplŽe de varechs nausŽabonds et autres rŽsidus maritimes

     qui sĠagglutinent

 

La roche, assombrie de lĠintŽrieur

                                                   perd de sa duretŽ et de son Žclat

     elle nous capture, petit ˆ petit

  jusquĠˆ ce que nous ne fassions quĠune seule et

                                   mme p‰te

 

Ce qui tout ˆ lĠheure semblait une dŽchirure

ouvre bient™t le goulet sur une bŽance inverse

               le rythme de notre marche ralentit

puis, progressivement sĠaccorde ˆ cette passe

    en direction des profondeurs de la Terre

 

Proches du silence

nous voici ˆ lĠŽcoute de ce qui semble tre

le souffle du rŽel

 lorsque soudain

 un Ïil sombre ricane

        depuis les bas-fonds

    comme sĠil voulait nous jeter en p‰ture

ˆ la bestialitŽ de cet ocŽan qui rŽsonne

    et frappe les ˆ-pics, rŽgulirement

depuis les parties les plus froides de lĠ”le.

 

 

 

Roch Wark

 

La haute houle, en ces rŽgions, laisse la place

parmi les eaux troubles

ˆ lĠescalade cuivrŽe (jusquĠˆ la fusion)

dĠun soleil matinal dŽvorŽ par des nuŽes en formation

 

LĠaciditŽ surprenante de roches noir‰tres

bavant du sel et des mousses nerveuses

annonce le pays des naufrages

 

      Micro climatsÉ

 

De longs dŽplacements dĠair

sur lĠintŽgralitŽ de la surface de la mer

avancent jusquĠˆ nous

lĠocŽan nĠest pas plat (cette fois-ci jĠen suis sžr)

lĠocŽan est vivant

 

JĠai vu des masses dĠeau informe prendre corps

puis sĠaffaisser en silence

jĠai vu, alors mme que nous Žtions en pleine mer

un rocher peignŽ par de longues branchies, dispara”tre

pour appara”tre transformŽ

comme si lĠocŽan Žtait de chair

 

Les mois les plus sombres : cette grve o lĠeau, rugueuse

scie rapidement les falaises

jusquĠˆ dŽgager des avancŽes coupantes

     (par ici, mme les goŽlands hŽsitent ˆ Žtablir leur demeure.)

 

 


RochĠar Verglaz

 

 

Celtic Sea

 

Les grves de lĠ”le sĠeffondrent

sur un ˆ-pic

en forme de vožte

soutenue par une matire forte

r‰pŽe, au fil du temps, de toutes substances inutiles

 

LĠattaque constante de lĠocŽan et du vent —

 

RochĠar Verglaz

face nord-ouest

 

En se penchant, du haut des falaises

  (agenouillŽs sur lĠefflorescence savoureuse dĠadmirables lvres dĠherbes

       et dont les renflements, o perle lĠhumiditŽ

                                   sont savamment peignŽs par des bourrasque incessantes)

nous dŽcouvrons, ˆ lĠaplomb, une caverne odorante

 

Ici sĠeffiloche un collier de Laminaires ab”mŽes par la tempte

 

Sur la pierre menaante sĠagrippent quelques coques noircies

 

             Un ignoble Žcrin de dŽtritus

        apportŽ (puis oubliŽ)

par une marŽe trop haute depuis on ne sait quel gyre ocŽanique

                           surnage :

 

Plastiques    

 

bidons         ?        bois dĠeau

 

palette concassŽe                              c‰blage

 

            flacon D¤G                  conserve Tortellini

 

                                          papier KelloggĠs                    ?

  

        ?

                      

    ?

 

 

LĠexcavation sĠouvre sur un combe encore plus profonde

  des masses dĠeau laiteuse sĠy engouffrent

par lĠarrire et par bouffŽes

            le territoire de lĠhumide rŽsonne

     en un lent et long mouvement maternel

     le sol, ŽpicŽ

    et colorŽ par des bandes de lumire rŽflŽchie depuis les parois

        crŽpite sous nos pas

 lĠŽrosion hurle au travers dĠun millier dĠinfiltrations

  aigues comme du feu

   sur ce tas dĠalgues pourries

   grignote une colonie

    de mouches silencieuses

 

Qui, de lĠHomme, de la roche

des animaux qui vivent ici

saurait nous renseigner sur de telles intentions ocŽanes ?

 

 

Il nous faut partir, dŽsormais, afin dĠŽviter le pige :

la marŽe monte

et dĠici quelques heures

tout sera recouvert par les pleines eaux.

 


 

 

 

 

5

 

 

 

[É/É]

 

 

 

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Les vÏux du silence

 

 

Pour Bertrand Sinapi

 

Ramasser, se pencher, humer

chercher par terre et sur les grves

 au niveau de la basse mer

       plus que du sable ou des algues

        quelques rŽsidus sous les galets

              ces pierres rares

  griffŽes par la tempte

      ou encore les dŽbris oubliŽs

    ˆ la suite de multiples naufrages

 

    LĠeau, dĠhumeur inŽgale

Jusant

     fin du Jusant

               nous engage

                     ˆ comprendre le grand processus

 

Entre vagues et ressac — la formule

 

Un monceau dĠalgues compliquŽes, branchues, ocres

                 Saccorhiza bulbosa et Fucus dentele

    isolŽes par la marŽe

(et qui ressemblent ˆ ce que lĠon imagine dŽcouvrir

       dans un estomac bŽant)

    font des nÏuds, ici et lˆ

arrangeant un semblant de filet

 

Granits, ardoises, craies

pierres tachetŽes de Lichens

o se compulsent trois minuscules Etrilles querelleurs

 

Une dizaine de Clovis mortes, retournŽes

     certainement becquetŽes par les goŽlands

                        suintent

offrant les restes de leurs entrailles bleues sales

 

Littorines, Gibbules

je ne sais quels autres coquillages

                      et surtout

ces Hydraires magnifiques

    grandes comme des arbres couchŽs

 

Deux, cinq, six petits crabes enragŽs, carapace tabac vert noir

disparaissent en flches

dans une fente rocailleuse encore imprŽgnŽe — ne sont-ils pas

les acteurs dĠune chorŽgraphie vŽritable

ˆ mme le sol ouvert

 en ces instants de basse laisse ?

 

Un peu dĠeau ruisselle depuis les prairies

vers cette crevasse minuscule qui sĠinfiltre sous la grve

       lĠeau douce rouille savamment les galets

    puis tentera sa chance

 ˆ lĠassaut des lointaines fosses salines

 

Polystyrnes, capsules, canettes

  os de Seiche

      une bouteille en verre piquetŽe de Varechs :

                             ici sĠaccroche un Bernard lĠErmite mŽcontent                        

 

A lĠŽquilibre sur un galet

ce magnifique gant de plastique jaune fluorescent

presque neuf

 

Nous vivons sur cette Terre, nous le savons

nous sommes loin, pourtant

           de ce qui fait notre sve essentielle

quand bien mme notre parcours quotidien, sur les sentiers c™tiers

     ˆ lĠŽcoute du vent qui siffle

   en suivant, toujours (sans trop laisser de traces)

   la chute de lĠastre

       participe ˆ lĠŽrosion

tout comme au faonnage de ces profondes galeries souterraines

o sĠenfoncent les marŽes

              et ce, depuis le dŽbut

    depuis le dŽbut du temps.

 

 

[É/É]

 

 

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photographies d'Adam Nilsson (2010)

 

texte de Lionel Marchetti

 

 

 

 

 

 

 

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