ESPRIT BUVEUR
Avec force précautions, je rôde autour des profondeurs
leur soutire quelques vertiges et me débine
comme un escroc du Gouffre.
Cioran
I
Serpent
Futilité bien pire que de ne rien connaître de soi
arrive à celui pour qui, sur un nouveau corps, la chair arrive
Être feu
Être tout, puiser en tout, infiniment ; enfin tout oublier
plutôt que de prétendre savoir
Si, en nous, j'éprouve l'envie de perdre la solitude
- elle seule, oui, elle seule, comme corps de flèche -
voici venu, à l'embouchure de chaque tête
l'éclatement du passé
lorsque nous étions millions
Dans un nœud toujours existent des caches
Jamais je n'aurais dû m'aventurer sur cette eau noire de la mort
Mais quelle question poser ?
Au plus l'Homme me donnera le laid
le moins je saurais créer
et je m'effondre, chute, disparais
Petite catastrophe intérieure, tout est en flammes
je suis perdu
petite catastrophe intérieure
sans sécrétion aucune
mue malvenue —
au dos de moi-même
un ruisseau vivant
ira bientôt pourrir au fond des volcans.
II
L’Essaim
L'eau se déverse dans mes mains
apporte un essaim d'idées futures
Quel malheur puisqu'au passé je suis condamné
Je pleure
Je construirai ma mort comme une cage
pour attraper ces bêtes
devenues sœurs ;
à l'arceau de leur nuque
je les féconde — ironie ficelée, impossible
Dans une fosse je suis tombé
Les bêtes… mes reins s'attachent à leur mémoire impossible
pour trancher ma distance
d'avec le monde
(elles comprendront)
Vivantes, mes lèvres s'approchent de lèvres vivantes
il ne reste que ça
Les bêtes…
j'aimerais vous rendre pensantes
Où suis-je ?
Comment ai-je pu arriver jusqu'ici ?
Je me penche
dans ce miroir
mon regard, vert fauve
serti dans une horrible chair de lave
et de pétrole.
III
La Faux
Sous la faux se tient l'Homme
L'idée de Dieu : son modèle
Certitude qui lui fait oublier que l'humus
pour germer
s'abreuve d'une impulsion première
née de rien
L'observateur et l'observé
ne font qu'un
Qui discerne quoi ?
Hélas, me voici jeté au plus bas
avec les bêtes
amies désormais
sur cette échelle toute frêle
Il nous faudra remonter
par la force
– notre erreur.
IV
Prière
Malheur à toi, sans âme
au faîte des racines où tu disparais
comme croûte de sable sec
désormais, sous tes demeures
un étrange soleil affronte un couple de lunes
pour une danse, sans saveur
Dieu des vents j'en appelle à toi !
Malheur à toi, sans âme
ouvre la cage
de tes os
pour brûler
bientôt ne vivront que quelques rares poussières ;
(elles seront nos compagnes)
Dieu des eaux j'en appelle à toi !
Malheur à toi, sans âme
tranche la glace morte
troue le bleu silencieux du fracas des vagues
un loup chante, ce matin
il sait que ta langue est mortelle, il sait
que ta mort est la mort
d'un éclat minuscule
dans sa bouche tu devras tomber
pour t'entendre dire :
L'énergie est un vide entièrement disponible.
V
Je chante
Oui, je chante le jour, car dans mes pleurs
la mort que j'implore va naître
Quel est ce pouvoir ?
Ce que j'ignore se descelle
et chute
je pleure afin de connaître
Me connaîtrai-je enfin
pauvre diable enfoui ?
Jamais plus je ne pourrai m'élancer dans les torrents
saisir, dans la bouche, le blanc
et comprendre, calmement
qu'il ne sert à rien d'attendre l'élan vertical
Où donc es-tu ?
Oui, je chante le jour
et je suis perdu.
VI
Caverne
Tard venue celle qu'on approche (vieillesse naissante)
dans les mains de l'homme qui naît
Tu mourras recouvert d'épines
Tu mourras d'avoir détesté
Je n'ai rien fait
Tu mourras
et te nourriras en criant : tard venue celle qui s'approche !
Je n'ai rien fait
Je suis dans l’ombre.