par Frdric Neyrat
Un aigle laisse chapper une morue juste au-dessus de votre
tte ; pche miraculeuse. Vous la ramenez chez vous et – what the
hell not ? – vous la
prparez avec des pommes de terre bouillies, des pois et des pains au lait.
Aprs le dner, vous parlez des aigles puis, la discussion drivant, vous vous
entretenez propos dÕun ordre
de choses beaucoup plus ancien, beaucoup plus sauvage (Eagles,
1985).
Dans les pomes de Raymond Carver, on est face
des choses trs simples, des histoires qui nous arrivent tous, all of us, des souvenirs, des rencontres, des sensations.
Mais ce qui importe, comme toujours avec la posie, est le rseau de renvois
par lequel ces choses communiquent entre elles, le plan des lments naturels
(lÕeau (omniprsente), le vent, une toile dÕaraigne, un cheval, une pomme, la
pluie) et factices (la route, la voiture, une party, le tlphone, les lettres), lÕinstant prsent par lequel
sÕengouffre une mmoire oublie, une ville qui en appelle une autre. Et ce
systme de renvois est toujours troubl par un autre plan - qui sÕinfiltre - qui
gronde – le mystrieux.
De nombreux pomes sÕy rfrent dÕailleurs dans
leur titre (The Phenomenon, Another
Mystery, Miracle, Something Is Happening). Mais, de fait, le mystrieux vient de partout,
improvis la doublure des choses. The other side, comme il le dit souvent. On y atteint le plus couramment
du monde. Par exemple en trouant la protection en plastique qui recouvre un
habit sortant juste du pressing (Another Mystery, 1989). Mais percer cette surface, cÕest prendre la mort
dÕun grand-pre disparu en pleine face. Ne pas conclure en effet que le
quotidien est lÕobjet de lÕcriture de Carver, et que lÕtrange gt dans le
banal. CÕest ce que voudrait nous faire croire un certain art, une certaine
posie contemporaine, qui sÕemploie nous diminuer lÕexistence coups
dÕustensiles amasss, de petites photos sans profondeur, ou dÕnoncs poss au
milieu de nulle part. Non, le mystrieux est un point de rencontre, tellurique,
fluvial, sensible. The
places where water come together / with other water. Those places stand out /
in my mind like holy places. Aux embouchures - mouth en anglais : l o conspirent le fleuve et la
langue, qui sÕaugmentent au contact. Ainsi lÕcrivain, ainsi le lecteur, loving
everything that increases me (Where Water Comes Together with Other Water, 1985).
La simplicit est celle des raccourcis (short cuts),
grce auquel le mystrieux est rendu lui-mme, sans apparat. Concentr,
purifi. Ramen au monde - pass et repassant par la prose que pratiquait
Raymond Carver, il ne fait plus de mystres. Il apparat, comme un rayon de nuit.
Raymond Carver, All of Us. The Collected Poems (Vintage, 1996)
A
LÕCOUTE
CÕtait une nuit comme les autres. Dnue de tout sauf de mmoire. Il pensa
tre pass de lÕautre ct des choses.
Mais non. Il lut un peu,
couta la radio. Regarda un moment
par la fentre. Puis monta. Au lit,
il ralisa que la radio tait reste allume.
Mais ferma les yeux malgr tout.
Au plus profond de la nuit,
alors que la maison filait lÕouest, il se rveilla
avec des voix qui murmuraient. Et se figea.
Alors il comprit que cÕtait seulement la radio.
Il se leva et descendit. Il devait
pisser de toute faon. Une pluie fine
tombait dsormais dehors. Ë la radio,
les voix sÕvanouirent et rapparurent,
comme si elles revenaient de loin. Ce nÕtait plus
la mme station. La voix dÕun homme
dit quelque chose propos de Borodine,
et de son opra Prince Igor. La femme
qui il sÕadressait acquiesa, et rit.
Commena raconter un peu lÕhistoire.
La main de lÕhomme sÕcarta de lÕinterrupteur.
Une fois de plus il se trouvait en prsence
du mystre. Pluie. Rires. Histoire.
Art. LÕhgmonie de la mort.
Il se tint l, debout, coutant.
(from Where Water comes Together with Other Water (1983)) |
LISTENINGIt was a night like all the others. Empty
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SANCE DE
LECTURE
Chaque vie humaine est un mystre,
la tienne comme la mienne. Imagine
un chteau avec une fentre sÕouvrant
sur le Lac Lman. L, la fentre,
lors des jours chauds et ensoleills, se tient un homme
tellement plong dans sa lecture quÕil nÕen lve
plus les yeux. Ou quand a lui arrive, il pose
le doigt l o il sÕest arrt, lve les yeux,
et dpasse lÕeau du regard jusquÕau Mont Blanc,
et au-del, jusquÕ Selah,
o il est avec une fille
et se saole pour la premire fois.
La dernire chose dont il se souvient, avant
de sombrer, est quÕelle lui crache dessus.
Il continue de boire
et de se faire cracher dessus pendant des annes.
Mais des gens vous diront
que souffrir est bon pour le caractre.
Vous tres libres de croire ce que vous voulez.
Toujours est-il quÕil revient
sa lecture et ne se sentira
pas coupable vis--vis de sa mre
drivant dans son bateau de tristesse,
ou ne fera aucun cas de ses enfants
et de leurs problmes sans fin.
De mme quÕil nÕa pas lÕintention de penser
cette femme aux yeux clairs quÕun jour il aima,
tombe aux mains dÕune religion orientale,
et dont le chagrin nÕa ni commencement, ni fin.
Laissez sÕavancer tous ceux qui,
du chteau, ou de Selah,
pourraient se dclarer proches de lÕhomme
qui lit toute la journe, assis la fentre,
tel le tableau dÕun homme qui lit.
Laissez sÕavancer le soleil.
Laissez sÕavancer cet homme lui-mme.
Que diable peut-il lire ?
(in Where Water comes Together with Other
Water (1983))
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READINGEvery man's life is a mystery, even as
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PLUIE
Rveill ce matin avec
une envie terrible de rester au lit toute la journe
et de lire. MÕy suis oppos quelques minutes.
Ai regard la pluie travers la fentre.
Et lch prise. Me mettant entirement
lÕabri de ce matin pluvieux.
Serais-je prt revivre ma vie ?
Avec les mmes erreurs impardonnables ?
Oui, si cÕtait seulement possible. Oui.
(in Where Water comes Together with
Other Water (1983))
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RAINWoke up this morning with Then looked out the window at the rain. Would I live my life over gain ?
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AVANT LÕOUVRAGE (2)
JÕai toujours voulu une truite de rivire
pour le matin.
Soudain, je trouve un nouveau chemin
vers la cascade.
Je commence me dpcher.
Lve-toi,
dit ma femme,
tu rves.
*
Mais alors que jÕessaie de me lever
la maison sÕincline.
Qui rve ?
CÕest midi, dit-elle.
Mes nouvelles chaussures attendent prs de la porte -
luisantesÉ
(in A New Path to the Waterfall, 1989)
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LOOKING FOR WORK (2) I have always wanted brook trout Suddenly, I find a new path I begin to hurry. my wife says, * But when I try to rise, WhoÕs dreaming ? My new shoes wait by the door,
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Pome traduits par Frdric Neyrat, avec des lectures et des
suggestions de Monique Allewaert.