William Butler Yeats

 

 

 

 

 CHOIX  DE  POEMES    (1889-1939)

     

 

 

 

 

 

Les trois sphères

Une introduction à la poétique de Yeats

 

 

 

Quand Yeats écrit, il convoque à son écritoire trois sphères d’influences et de puissances, et dont on peut déceler qu’entre elles légifère une hiérarchie invisible. Une première sphère donne une parole singulière, la parole d’une mémoire privée et intime, celle de l’amour réalisé puis inassouvissable pour Maud Gonne. Dans une seconde sphère, l’amour - conforté ou déçu - pour la terre d’Irlande, et la patrie, draine à son tour sa parole et son discours propres. La cause de Parnell, la Grand-Poste dublinoise qui vit naître l’insurrection de Pâques 1916, l’érection de la statue de Cuchulain… n’ont pas empêché Yeats de rêver l’Irlande prenant part à l’avenir spirituel et global du monde. La troisième sphère est celle mystique qui, constituée d’une parole universelle et cachée, dicte à Yeats l’”anagogie” de sa poésie. Des commentateurs ont précédemment exploré cela de manière indépendante, ces trois sphères de la pensée et de la vie de l’écrivain, et tout porte à croire que chaque sphère d’écriture adresse le poème à un regard, à un groupe de lecteurs. C’est seulement dans la lecture que les entrelacs de cette parole multiple fécondent le tissu d’une autre parole, alors étrangère à elle-même, qui dépasse ses différences. Les différences, ce sont les voix différentes qui font une tradition et une filiation, ou qui tissent des séries, des traditions parallèles. Ce qu’engendre le noeud des sphères, c’est un lyrisme, un chant. Une tradition qu’il faudra faire remonter à Dante, aux Upanishads, à Leopardi, à William Blake, T.S. Eliot et Ezra Pound. Un “chant des esclaves ” qu’entonnent les veilleurs de l’ombre dans l’attente d’un nouvel Age d’Or. Un chant de consolation. Un chant patriotique cher à Whitman et à Joyce.  Yeats adopte aussi une esthétique de la sentence populaire, du lieu commun, qui contribue à l’apparente pesanteur lyrique, à la répétition et à l’imitation qui fondent toute esthétique de la consolation. Mais c’est par là servir le renouvellement des symboles traditionnels et soumettre la langue au jeu de l’épuisement des stéréotypes et des topoï. Le poème est aussi adressé au lecteur ou à l’aimé, et il se fait lui-même messager. Le poème parle et le poème écoute la voix du poète. “Va, mon poème ... “. C’est par transitivité que le poète parle au lecteur ; le lecteur n’entend véritablement que la voix du poème. Sous le poème, il y a une réalité oppressante qui parle de Dieu et de confrérie ; une parole qui dit que nous redevenons dieux, et la réalité qui contredit cette parole.

La “réalité” du poème… secrète rose du monde dont les pétales de la multitude des sphères d’influence, des vies, des formes et des sentiments se tiennent à un seul axe qui les meut.

 

 

                                                                                   

 

 

 

 

 

AVANT QUE LE MONDE NE FUT

Si j’assombris mes cils
Et illumine mes yeux
Et fais mes lèvres plus écarlates,
Ou demande si tout cela est juste
De miroir en miroir,
Sans montrer de vanité :
Je cherche le visage que j’avais
Avant que le monde ne fût.

Et si je regarde un homme
Comme on regarde son aimé,
Comme si mon sang un instant se glace
Dans mon coeur immobile ?
Pourquoi penserait-il que je suis cruel
Ou qu’il soit trahi ?
J'aurais aimé le voir aimer ce qui était
Avant que le monde ne fût.

 

 

 

BEFORE THE WORLD WAS MADE

If I make the lashes dark
And the eyes more bright
And the lips more scarlet,
Or ask if all be right
From mirror after mirror,
No vanity’s displayed:
I’m looking for the face I had
Before the world was made.

What if I look upon a man
As though on my beloved,
And my blood be cold the while
And my heart unmoved ?
Why should he think me cruel
Or that he is betrayed ?
I’d have him love the thing that was
Before the world was made.

 

 

 

 

 

 

 

L’OEIL D’UNE AIGUILLE

 

Tout le cours grondant
Emergea de l’oeil d’une l’aiguille;
Choses incréées, choses disparues,
De l’oeil de l’aiguille continuent de percer.

 

 

A NEEDLE’S EYE

 

All the stream that’s roaring by
Came out of a needle’s eye;
Things unborn, things that are gone,
From needle’s eye still goad it on.

 

 

 

 

 

CES IMAGES

Qu’ai-je à te prier de quitter
La caverne de ta pensée ?
Il y a mieux à faire
Dans le soleil et le vent.

Jamais je ne t’enverrai
A Moscou ou à Rome.
Mets fin à ce labeur,
Rappelle à toi les Muses.

Cherche ces images
Qui forment le fauve,
Le lion et la vierge,
La courtisane et l’enfant.

Trouve en plein ciel
Le vol de l’aigle.
Reconnais les cinq éléments
Qui font chanter les Muses.

THOSE IMAGES

What if I bade you leave
The cavern of the mind ?
There’s better exercise
In the sunlight and wind.

I never bade you go
To Moscow or to Rome.
Renounce that drudgery,
Catch the Muses home.

Seek those images
That constitute the wild,
The lion and the virgin,
The harlot and the child.

Find in middle air
An eagle on the wing.
Recognize the five
That make the Muses sing.

 

 

 

 

 

QUAND TU SERAS VIEILLE

Quand tu seras vieille et grise et pleine de sommeil,
Quand, ta tête inclinée près du feu, tu prendras ce livre,
Et lentement, liras et reverras le doux regard
De tes yeux d’autrefois, et de leurs ombres profondes.

Combien ont aimé tes moments de joie prodigue,
Et aimèrent ta beauté d’un amour sincère ou faux,
Mais un seul aima l’âme du pèlerin en toi,
Et aima les défaites de ton visage changeant ;

Et quand courbée sur la hampe incandescente,
Tu murmureras comment l’amour te quitta
Comment il s’envola au-dessus des montagnes
Et cacha son visage dans un amas d’étoiles.

 

 

 


WHEN YOU ARE OLD

When you are old and grey and full of sleep,
And nodding by the fire, take down this book,
And slowly read and dream of the soft look
Your eyes had once, and of their shadows deep;

How many loved your moments of glad grace,
And loved your beauty with love false or true,
But one man loved the pilgrim soul in you,
And loved the sorrows of your changing face;

And bending down beside the glowing bars,
Murmur, a little sadly, how love fled
And paced upon the mountains overhead
And hid his face amid a crowd of stars.

 

 


LES MAGES
Maintenant comme à tout moment je peux voir en l’oeil de l’esprit,
Dans leurs vêtements raides et peints, les pâles insatisfaits
Paraître et disparaître dans le fond bleu du ciel
Avec leurs anciens visages de pierre érodée,
Et leurs heaumes argentés planant côte à côte,
Et leurs yeux demeurés fixes, espérant une fois encore,
Insatisfaits des tourments du Calvaire,
L’incontrôlable mystère sur le sol animal.

 

 

THE MAGI
Now as at all times I can see in the mind’s eye,
In their stiff, painted clothes, the pale unsatisfied ones
Appear and disappear in the blue depth of the sky
With all their ancient faces like rain-beaten stones,
And all their helms of silver hovering side by side,
And all their eyes still fixed, hoping to find once more,
Being by Calvary’s turbulence unsatisfied,
The uncontrable mystery on the bestial floor.

 

 

LA DOULEUR D’AIMER
Une douleur au-delà des mots
Se cache dans le coeur d’amour :
Les peuples qui vendent et achètent
Les nuages de leurs voyages passés,
Les vents froids et humides qui toujours ont soufflé,
Et l’ombrageuse coudraie
Où s’écoulent les eaux opaques,
Ils menacent l’être que j’aime.
THE PITY OF LOVE
A pity beyond all telling
Is hid in the heart of love:
The folk who are buying and selling,
The clouds on their journey above,
The cold wet winds ever blowing,
And the shadowy hazel grove
Where moves-grey waters are flowing,
Threaten the head that I love.

 

 

 

 

LA ROSE DU MONDE
Qui vit en songe que la beauté passe comme un rêve?
Pour ces lèvres rouges et leur orgueil affligé,
Affligé qu'aucune merveille ne survienne,
Troie s’en alla dans une lueur funèbre,
Et les enfants d’Usna moururent.

Nous passons, nous et le monde laborieux :
Avec le cortège des âmes, vacillant et disparaissant
Comme les eaux pâles fuyant dans l’hiver,
Sous les astres fugitifs, l’écume du ciel
Survit sur ce visage unique.

Faites révérence, archanges, en votre sombre demeure :
Avant d’être, ou avant tout battement de coeur,
Gisant et docile près de Son Trône;
Il fit du monde une route verdoyante
Devant ses pieds vagabonds.

THE ROSE OF THE WORLD
Who dreamed that beauty passes like a dream ?
For these red lips, with all their mournful pride,
Mournful that no new wonder may betide,
Troy passed away in one high funeral gleam,
And Usna’s children died.

We and the labouring world are passing by :
Amid men’s souls, that waver and give place
Like the pale waters in their wintry race,
Under the passing stars, foam of the sky,
Lives on this lonely face.

Bow down, archangels, in your dim abode :
Before you were, or any hearts to beat,
Weary and kind one lingered by His seat;
He made the world to be a grassy road
Before her wandering feet.

 

 

L’ AUBE
Je serais ignorant comme l’aube
Qui vit d’en haut
L’ancienne reine mesurant une ville
Avec l’épingle d’une broche,
Ou les hommes flétris qui virent
Depuis leur pédante Babylone
Les planètes insouciantes dans leur course,
Que les astres se fondent où la lune survient,
Et firent des calculs sur leurs tablettes;
Je serais ignorant comme l’aube
Qui se tient, pure, et berce le coche étincelant
Sur les épaules fumantes des chevaux;
Je serais - sans la connaissance qui vaut moins qu’une paille -
Ignorant et léger comme l’aube.
THE DAWN
I would be ignorant as the dawn
That has looked down
On that old queen measuring a town
With the pin of a brooch,
Or on the withered men that saw
From their pedantic Babylon
The careless planets in their courses,
The stars fade out where the moon comes,
And took their tablets and did sums;
I would be ignorant as the dawn
That merely stood, rocking the glittering coach
Above the cloudy shoulders of the horses;
I would be - for no knowledge is worth a straw -
Ignorant and wanton as the dawn.

 

 

 

 

 

traduit et présenté par O. Capparos

 

 

 

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