Les mesures d’exception face à la lutte antiterroriste : un « mana juridique » 1 ?
par Eric Beauron
La lutte antiterroriste relève le plus souvent de législations dérogatoires et de mesures d’exception. Cela tient au fait que le « terrorisme » échappe aux catégories habituelles du droit : ce n’est ni un ennemi (un soldat professionnel), ni un criminel civil, il échappe à la fois au droit de la guerre et au droit pénal ; ou plutôt, il oscille entre les deux, car c’est précisément au nom d’une guerre contre le terrorisme que l’on prend généralement des mesures pénales à son encontre – le cas des « combattants ennemis » (enemy combatants) détenus à Guantanamo par l’armée américaine est l’exemple le plus frappant de cette définition hybride. C'est cette difficulté à localiser et à situer adéquatement le terrorisme à l’intérieur des catégories de l’État de droit qui sera notre fil rouge.
Une législation d’exception n’a pas seulement pour effet d’introduire un accroissement ou un excès de pouvoir. Cette conception de l’état d’exception existe traditionnellement (le régime des pleins pouvoirs de l’article 16 de la Constitution française, la dictature au sens du droit romain antique, l’état de siège, la loi martiale, etc.). Mais d’une part, elle n’épuise pas le problème de sa signification ; et surtout, elle ne permet de comprendre la façon dont les États de droit traitent aujourd’hui la violence terroriste. Or, ce qui est intéressant, c’est de voir en quoi la notion d’exception vient dérégler, de l’intérieur, les paramètres du système juridique de l'État de droit – tant dans les textes de lois que dans les pratiques judiciaires. Il semble qu'on ne puisse en effet inclure l’exception dans un système de règles – et donc tenter de la normaliser – sans modifier par là même les paramètres et la cohérence de ce système.
L'angle sous lequel je voudrais aborder les problèmes liés au traitement juridique de la l'exception dans le domaine de la lutte anti-terroriste est analogue à celui qui permet d'aborder la monstruosité dans le domaine de la connaissance du vivant 2. L'exception monstrueuse suppose en effet de se demander comment il est possible qu'un processus de reproduction biologique puisse engendrer sa propre exception ; car la production du monstre, en tant qu'être anormal – statistiquement différent du plus grand nombre, ou, pour parler comme Aristote, hors de « ce qui a lieu la plupart du temps » – signifie que ce même processus échoue (il ne reproduit pas le même) en même temps qu'il fonctionne, dès lors que l'être vivant est viable. L'exception se présente comme la négation du processus, puisqu'elle lui échappe en créant une difformité anatomique ou une anomalie fonctionnelle, qui n'est pas compréhensible sur la base du processus normal (lequel semble déroger à sa propre régularité) ; mais d'un autre côté, cette exception peut comporter sa propre normativité, puisque la viabilité de l’exception signifie qu’elle n’est pas anormale au sens second du terme (pathologie) : dès lors qu'elle est viable, la monstruosité, statistiquement exceptionnelle, demeure normale, car non pathologique. Comme l'écrit alors Canguilhem : « l'existence des monstres met en question la vie quant au pouvoir qu'elle a de nous enseigner l'ordre » 3.
Il en va de même dans le droit. Le régime de l’exception juridique suppose de se demander jusqu'où le droit se maintient dans son ordre propre dès lors qu'il entend légiférer sur l'exception : n'introduit-il pas dans sa propre régulation ce qui en constitue la valeur négative ? Le droit peut-il parvenir à produire sa propre excroissance tout en la rendant, par la-même, viable ? Canguilhem dit du monstre qu'il est la valeur « repoussoir » de la vie, sa valeur négative interne, l'exception indésirable surgie du cœur même du vivant, de la reproduction du même par le même. Avec le monstre, surgit un autre, une altérité dont la différence et la singularité sont telles qu'elles échappent, alors qu'elles en découlent, au processus de reproduction spécifique, pour le défigurer de l'intérieur. C'est une telle analogie qui demande à être interrogée : l'exception juridique n'est-elle pas à l'ordre rationnel du droit ce que la monstruosité est à la norme vitale ? Quelles sont alors les conséquences que la normalisation de l’exception juridique produit, en retour, dans le système du droit. Pour paraphraser Canguilhem : la normalisation de l'exception juridique ne met-elle pas en question le droit en tant que pouvoir qu'il a de nous enseigner l'ordre ?
À la lumière de cette analogie entre vie et droit, j'aimerais analyser certains textes et pratiques juridiques, suivant l’idée que le problème est au fond celui de la détermination, par la raison, de ce qu’elle considère comme son autre, à la fois altérité et altération. Si le droit est l’expression d’une exigence de rationalité, les mesures d’exception représentent peut-être autant d’excroissances monstrueuses ; et tout le problème est de savoir ce que signifie alors leur viabilité juridique. Dans quelle mesure la normalisation de l'exception dénature-t-elle la règle ?
I. l’exception comme indétermination
§ 1.
Pour cerner le problème, il faut commencer par la localisation du traitement juridique de l’exception ; je suivrai pour cela deux idées développées par G. Agamben dans l’État d’exception.
En premier lieu, Agamben explique que l’état d’exception n’est pas situé à l’extérieur du droit, en rupture avec lui, dans un autre espace : il représente « un seuil ou une zone d’indistinction, où intérieur et extérieur ne s’excluent pas, mais s’indéterminent » 4. C’est un espace compris dans le droit ; mais au lieu de représenter un excès de plein pouvoir, il se définit comme un vide. L’exception est un vide juridique introduit par le droit : un état qualifié par Agamben de « kénomatique » (de kénos, « vide » en grec) et non de « pléromatique » (pléros, « plein ») 5. Le modèle n’est donc pas celui de la dictature – comme le pensent et l’ont pensé un certain nombre de juristes, parmi lesquels C. Schmitt – mais le justitium romain, état d’exception mis en place par le Sénat grâce à un senatus consultum ultimum afin de prévenir une menace de troubles extérieurs ou intérieurs 6, et où l’indétermination, le vide juridique, se traduisent par le fait qu’un citoyen peut en tuer un autre sans pour autant que cela soit considéré comme un crime, une transgression de la règle, donc un acte illégal. Le meurtre n’est pas, comme tel, légalisé, mais il n’est pas non plus illégal 7. Il est juridiquement indéterminé – exactement comme les détenus de Guantanamo qui ne sont ni des prisonniers de guerre ni des criminels civils, ni même des personnes, sans être non plus tout à fait des choses. Ainsi, dans l’état d’exception, on agit sans exécuter ni transgresser une loi : « celui qui agit durant le justitium n’exécute ni ne transgresse, mais inexécute le droit » 8. C’est-à-dire qu’il agit en suivant le droit – le justitium est déclaré juridiquement – mais tout en s’en affranchissant : on est ici par delà le légal et l’illégal.
Le justitium est également un état de confusion des pouvoirs : « non seulement on n’a ici aucune création d’une nouvelle magistrature, mais au contraire tout citoyen semble investi d’un imperium fluctuant et anomique qui ne se laisse pas définir dans les termes du système juridique normal » 9. « Le pouvoir qui est ici conféré est le pouvoir habituel d’un commandant et il est indifférent qu’il s’exerce à l’encontre de l’ennemi qui assiège Rome ou du citoyen qui se rebelle » 10. Ainsi, le justitium « suspend le droit et dès lors toutes les prescriptions juridiques sont mises hors jeu. Aucun citoyen romain, qu’il soit magistrat ou simple particulier, n’a maintenant des pouvoirs ou des devoirs » 11.
Le vide juridique signifie donc l’annulation, temporaire, des distinctions qui déterminent à la fois les catégories des personnes (magistrat, particulier, citoyen, ennemi) et celles des actes (le crime n’est plus illégal) ; et il s’accompagne d’une dissolution des pouvoirs : l’imperium revient à chacun. C’est ce qu’Agamben appelle la conception topologique de l’exception, contre la conception topographique : état d’exception et état normal ne sont pas deux espaces différents séparés par une frontière nette, établis en raison de spécificités propres à chacun (comme le sont le droit de la guerre et le droit pénal), mais deux états inscrits dans la continuité et le prolongement l’un de l’autre, tel que le second naît, en tant qu’indétermination, de la détermination du premier (comme le serait une eau gelant peu à peu, au moment où elle ne sera ni liquide ni solide). On établit une règle qui fixe un état de suspension du droit : une norme procédurale crée un état d’anomie, d’absence de règles.
§ 2.
La seconde idée que j'emprunterai à Agamben prolonge la première, c'est celle de « l’analogie structurale entre langage et droit » 12. Agamben suggère que le droit, comme la langue, se nourrit d’une relation avec sa propre indétermination. Reprenant à Lévi-Strauss l’idée de « signifiant flottant », idée selon laquelle la pensée émerge à travers un excès de signification sur la fonction de dénotation – excès qui se manifeste par un déséquilibre entre le signifiant et le signifié et qui, dans la célèbre « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss », sert à qualifier le mana ou le hau des pensées indigènes –, l’exception serait une « valeur indéterminée de signification, en elle-même vide sens et donc susceptible de recevoir n’importe quel sens » 13. L’exception serait la case vide du système – droit ou langue – qui permettrait de qualifier de façon indifférenciée n’importe quel objet ou état de chose, dans la mesure où il s’agit d’une forme symbolique de degré zéro, d’un signifiant flottant au plan de sa dénotation, car « flotté » au plan de son signifié 14.
En tant que mana juridique, l’exception dessinerait donc une zone d’indétermination, consubstantielle à la pensée comme au droit, c’est-à-dire au fond à tout système symbolique, où les effets de pouvoir (dénotation, action) sont d’abord des effets de sens (signification, législation). Et nous l’utiliserions justement afin de cerner, autant que possible, un phénomène dont la violence à la fois nous échappe et nous effraie. Il faut en effet ajouter que les notions comme le mana, au sujet desquelles Lévi-Strauss invite à « se demander si nous ne sommes pas en présence d’une forme de pensée universelle et permanente » 15, servent à désigner des phénomènes inconnus caractérisés par le fait qu’ils témoignent de diverses manières d’une efficacité et d’une force non maîtrisables. La plupart du temps, les indigènes se servent de ces notions pour désigner des entités étrangères à leur propre système de représentation et qui instiguent une forme de peur ou d’appréhension. Comme on le verra, ce sont là les deux critères que la science politique retient pour tenter de caractériser, le plus objectivement possible, le terrorisme. L’idée de force ou de pouvoir, couplée à celle de peur face à l’inconnu, sont essentielles dans les deux cas.
Si les mesures d’exception s’apparentent à une forme de « mana juridique » 16, alors cela signifie que, plus qu’un concept, il s’agit d’opérateurs, qui sont de nature magique. C'est une thèse singulière, qu'on ne peut prononcer légèrement. Mais, comme nous allons le voir, l'apparition, dans les pratiques pénales, des mesures d'exceptions se traduit par des opérations de synthèses aberrantes et des effets de sens irrationnels qui sont à l’image du jugement magique, lequel pense l’articulation et l’identité – pour nous aberrantes – de la fumée et du nuage, ou de la pluie et du bâton censé la faire venir. Je propose de lire l'expression « état d’exception » comme une formule magique, c’est-à-dire comme une expression à laquelle recourent les institutions des États de droit afin d’agir sur le réel lorsque, essayant de contenir la manifestation d’une violence informe, ils tentent de la définir juridiquement et de la normaliser. Mais, pas plus que « mana » ou « abracadabra », « état d’exception » ne sera une formule pourvue de sens, conceptuellement déterminable et pouvant s’appliquer dans des conditions objectives rigoureuses (en somme, sa déduction légale reste impossible). Ayant d’abord pour fonction d’être manipulée par les gouvernements (et donc par le pouvoir exécutif) lorsque, confrontés à des situations qui leur échappent, ils tentent de maîtriser cette violence irrationnelle et sans contour qu’est le terrorisme – peut-être, d’ailleurs, leur propre reflet, fût-il le plus déformé –, l’exception sera un signifiant flottant de la pensée juridique, c’est-à-dire une case vide introduite dans le système et qui vient dérégler son fonctionnement normal. Telle est l'hypothèse que je veux ici évaluer. Et, pas plus que la magie n’a de prise réelle sur les objets du monde, le droit n’agira positivement sur sa cible : les détenus capturés ne seront presque jamais ce que l’on voudrait qu’ils soient – et l’on sait par ailleurs que la lutte antiterroriste, non seulement, ne réduit pas cette violence, mais contribue bien souvent à l'alimenter, voire à l’engendrer (est ici ouverte la question de son efficacité).
§ 3.
Le thème de l’exception doit être envisagé sous un double statut : au plan logique, il en va de sa détermination et de son opérativité au niveau des règles de déduction dans les procédures pénales, autrement dit de son articulation avec la question de sa légalité, reprise à Kant (le fameux « quid juris ? ») ; ensuite au plan ontologique, il faut se demander si l'exception est homogène ou hétérogène par rapport à la norme (nous allons voir que les juristes en discutent), et si l'on peut alors la normaliser, c'est-à-dire faire fi de son nature propre afin de la « domestiquer » juridiquement. Le droit, à bien y réfléchir, se présente ici comme l'un des champs où se pose le problème, plus général, du rapport entre règle et exception (dans quelle mesure l'exception vient-elle confirmer la règle ?).
D'une certaine façon, il s'agit de l’une des plus anciennes interrogations philosophiques, à la croisée des rapports entre pensée, monde et langage. Elle a été énoncée et thématisée pour la première fois peut-être par Platon dans le Sophiste : comment capturer le non-être, sur la base d’un langage dont les concepts sont faits pour penser et dire ce qui, par principe, est ? Or si l’erreur est possible, ce la tient à ce que le langage peut dire ce qui n’est pas, et qu’il introduit ainsi le non-être sous les traits de l’être. Le paradoxe est alors que le non-être, tout à la fois, est et n’est pas : il est, puisque les affirmations négatives peuvent être vraies, et les jugements affirmatifs faux, ce qui signifie que le non-être existe au moins en tant qu’objet du discours et forme du sens (et ici, Platon a bien conscience de commettre le « parricide » parménidien) ; mais il n’est pas, puisqu’aucun référent dans le monde ne saurait y correspondre. Comment, dès lors, penser une telle entité, qui s’immisce dans le langage pour mieux s’échapper de la sphère de l’être ? Où ranger cette entité dont on ne peut faire l’économie, mais qui se donne comme un mixte monstrueux d’être et de non-être ? Le sophiste, on le sait, est un simulacre, et toute la question est de savoir comment il est possible que ce qui n’est pas puisse passer pour ce qui est. Comment la mimēsis – concept opératoire central du destin de l’être chez Platon – peut-elle se donner comme négation 17 ? La négation, le non-être et l’erreur – c’est-à-dire, donc, l’exception à la règle – ouvre des voies sans fin dans les mailles de l’ontologie.
Sans développer plus avant cette perspective, on s’en servira pour analyser la façon dont la pensée juridique qui s'élabore autour de la lutte antiterroriste se déploie tout en introduisant, sous le chapitre de l’exception, des formes d’indétermination et de déréglementation qui, mutatis mutandis, ressemblent de près au problème du non-être. Si la capture juridique du terrorisme nous renvoie à la vieille prospective embarrassée de Platon c’est parce que, comme le philosophe cherchant à domestiquer l’erreur et le non-être, le juriste se voit contraint de désigner le terroriste sous les traits presque insaisissables du sophiste, c’est-à-dire du simulacre, et de ce qui échappe à la règle. Car, pas plus que le non-être, le terroriste n’est réellement ce pour quoi il passe, sans pour autant ne pas être tout à fait ce qu’il semble. La construction juridique de l’exception se traduira alors, presque toujours de façon inévitable, par des formes d’indétermination et de contradiction qui sont l'œuvre même du droit lorsqu’il prétend normaliser ce qui ne saurait l’être.
II. Normaliser l’exception ?
§ 1.
Que se passe-t-il lorsque le droit entend normaliser l'exception, c'est-à-dire la faire entrer dans les codes de procédures de l'État de droit ? Comme le dit Günther Jakobs, en élaborant des mesures antiterroristes « le législateur peut glisser clandestinement vers un droit pénal de l’ennemi » 18.
La formule est significative. D'abord la « clandestinité » de l’opération tient à ce qu’elle se fait insidieusement et non à visage découvert. Elle a lieu sans être explicitement déclarée ; par conséquent, on ne la maîtrise ni dans ses tenants, ni dans ses aboutissants. L’effet qui s’en suit est une sorte d’obscurcissement et de dérèglement du droit : les mesures d’exception deviennent la règle et, tout en perdant leur caractère exceptionnel, elles tendent à effacer la clarté de la conceptualité juridique. En se normalisant, les mesures d'exception perdent leur teneur exceptionnelle, et elles contaminent dès lors l’ensemble des autres règles du droit. Mais il y a débat : n'est-ce pas la procédure juridique normale ? N'est-ce pas la norme juridique que d'intégrer normativement l'exception afin de lui rendre justice - et ainsi, d'en atténuer le caractère exceptionnel ? Dès lors qu'il se saisit d'un cas, non seulement particulier, mais aussi hors norme, exceptionnel, le droit ne tend-il pas à le régulariser, et donc à le normaliser ? L'exception est-elle homogène ou hétérogène par rapport à la règle ? Et vient-elle confirmer ou dénaturer la règle ?
Dans le sens de l'homogénéité, et de la normalisation pure et simple du réel par le droit, un juriste tel que Michel Troper soutient que : « l’état d’exception n’a rien d’exceptionnel » 19. Mais cela est affirmé au nom d’un certain positivisme juridique, et sans que l'on se prononce sur la nature d’une telle opération : l'argument de M. Troper, qui est constructiviste, est également relativiste. Il consiste à dire que le droit, qui, par définition, produit ses objets, fait que toute pratique, même exceptionnelle, est normale dès lors qu’elle est légalisée. Cette approche a le double inconvénient d’empêcher toute évaluation du phénomène de la normalisation et de supprimer le problème de la signification de l’exception en tant que telle. En effet, la normalisation des exceptions n’a pas de sens dans une vision positiviste puisque, de ce point de vue, il n’y a pas d’intermédiaire entre le droit et le non-droit : « il n'y a jamais de droit en dehors du droit. De même que le roi Midas transformait en or tout ce qu'il touchait, le droit transforme en droit tout ce qu'il touche et si une règle permettant de concentrer les pouvoirs, fait une exception à une règle précédente, celle-ci était nécessairement une règle juridique et par conséquent l'exception est juridique elle-aussi. À aucun moment elle n'est en dehors du droit. » 20 Au nom du fait que le droit produit, et par là-même normalise, tout objet dont il se saisit, le positivisme rend caduque toute interrogation sur la nature du rapport entre procédure normale et procédure exceptionnelle, et sur le passage de la seconde à la première. L’exception, comme telle, y est supprimée.
Au lieu d’éclairer le phénomène, le positivisme le fait disparaître. Méthodologiquement, M. Troper distingue un sens descriptif de l’exception, conçue comme ce qui ne se produit pas en règle générale (par exemple une loi exclusivement suspendue le 14 Juillet), et un sens évaluatif, qui détermine ce qui est indésirable par rapport à une normalité désirable. Et il conclut « qu’il existe deux séries de règles de droit, applicables pour deux types de situations différentes et l’état d’exception n’a rien d’exceptionnel » . On le voit, cette distinction a pour but de réduire le sens évaluatif au sens descriptif. Elle montre en effet que le seul sens juridiquement recevable n’est pas le sens évaluatif – Troper indique que le juriste doit s’abstenir de prendre des critères non juridiques afin d’évaluer le droit 21 – mais bien le sens descriptif, et celui-ci n’est pas, comme tel, problématique. Dans une telle perspective, il n’y a pas lieu de s’interroger sur les rapports entre le désirable et l’indésirable, et le juriste doit s’abstenir de tout jugement sur sa propre discipline 22.
D’autre part, on ne peut lire les effets de la normalisation de l’exception : que ce qui est indésirable tende à devenir la règle, et dénature par là même ce qui est normal, n’est pas un phénomène pour le positivisme, car on se contente de voir entre les procédures d’exception et les règles normales un simple changement de norme : puisque « l'état d'exception est toujours un état défini par le droit », « il constitue toujours la mise en oeuvre d'un régime juridique que l’on substitue à un autre conformément à une norme juridique supérieure ». Si l’on ne tient pas compte de l’hétérogénéité de l’exception, on ne peut même pas apercevoir le problème et, au lieu de l’interroger, on l’évacue. La perspective inverse, celle de G. Jakobs, maintient au contraire une telle différence de nature, qui rend possible une interrogation sur l’évolution du droit.
G. Jakobs en souligne en effet le caractère problématique de la normalisation des procédures d’exception : « je regrette que les règles ne soient pas clairement distinguées des autres infractions » 23 ; en effet, « l’ordre établi (…) perd de la clarté avec une telle confusion des catégories, parce que les exceptions ne sont pas assez clairement identifiées par rapport à la règle générale (les autres infractions)… » 24. À la différence de Troper, l’intention de Jakobs est de montrer que, au nom de la lutte antiterroriste, la législation produit des règles visant à traiter l’exception et que, en les introduisant dans le code pénal, elle brouille et obscurcit les catégories du droit. À travers la normalisation de l’exception, le droit engendre sa propre indétermination : « quand on ne distingue pas correctement et nettement entre un ennemi et un criminel civil, on ne devrait pas s’étonner que l’on commence à mélanger les choses et que des notions tombent en désordre » 25. Ce désordre est une tendance à l’anomie qui découle de la normalisation, et qui signifie que l’indétermination de l’exception se diffuse au sein de l’espace juridique au point de le corrompre.
L’approche de G. Jakobs conduit à une première conclusion : au lieu d’intégrer subrepticement la pénalisation des mesures antiterroristes dans le droit public, il aurait fallu que ces mesures soient considérées pour ce qu’elles sont réellement, afin de préserver l’ordre du droit de la confusion qu’elles font naître. Ce qui aurait par là même permis d’éviter les préoccupantes dérives des pratiques judiciaires.
§ 2.
La conséquence de cette frauduleuse normalisation, c’est l’indétermination topologique de l’exception : quelle est sa véritable place ? Jakobs répond en disant que « des règles applicables aux ennemis ont été inscrites par le législateur quelque part dans le code pénal » 26. Ce « quelque part » signifie bien que, en réalité, on ne sait pas vraiment où l’on se trouve. Puisque le droit pénal s’applique à des citoyens, et non à des militaires, lesquels sont concernés par le droit de la guerre et non le droit public, mais que le terroriste ne relève ni de l’une, ni de l’autre catégorie, alors l’exception qui le vise n’a pas, par elle-même, de lieu propre. Elle est inscrite « quelque part dans le code pénal » : tout se passe comme si le terrorisme n’était nulle part à sa place dans l’espace juridique.
Cette indétermination topologique de l’exception est celle du signifiant flottant : n’étant discriminé par aucun rapport oppositif, il est dépourvu de valeur (au sens saussurien du terme 27), et puisqu’il n’est assignable en aucun point, il peut librement circuler à l’intérieur du système. Dans le droit, le fait que le terroriste ne soit ni un militaire ni un criminel civil entraîne le fait que les mesures qui lui sont appliquées ne peuvent être classées ni dans l’une ni dans l’autre catégorie : alors que l’ennemi s’oppose à la personne civile, le terroriste n’est pas défini par une opposition déterminée. Pourtant, comme les mesures qui le concernent sont, de fait, en Europe, intégrées au droit pénal, cette place qu’on lui assigne n’est pas la sienne. Résultat : « les exceptions ne sont pas assez clairement identifiables par rapport à la règle générale » 28. La conséquence de cette indétermination topologique est lisible dans le fait que la pénalisation du terrorisme va conduire à une déréglementation des normes. En se normalisant, l’exception introduit l’indétermination dans le système et l’on se retrouve alors, comme l’indique le titre de l’article de Jakobs, « aux limites de l’orientation par le droit ». Et comme cette limite a déjà été franchie, on est en présence d’une contamination de l’État de droit par ses propre procédures de normalisation.
Ainsi du cas de la punissabilité anticipée (Vorverlagerungen, dans le code de procédure pénale allemand). La mesure consiste à punir par avance un acte qui n’est pas, comme tel, un préjudice, mais qui est bel et bien considéré comme tel, et donc criminalisé, et passible d’emprisonnement : « Le chef d’une association terroriste peut être puni d’une peine privative de liberté allant jusqu’à quinze ans juste pour avoir exercé des fonctions ou activités dans l’organisation, sans qu’il soit nécessaire que des actes terroristes aient véritablement vu le jours ; quinze ans est d’ailleurs aussi, en règle générale, la peine maximale pour un homicide ! » 29. Le dérèglement des normes est visible à travers le fait qu’on ne voit pas la raison, le ratio, qui fait que la même peine peut être attribuée à des cas à ce point dissemblables. Qu’est-ce qui justifie que l’absence d’homicide puisse être punie de la même façon qu’un homicide ? L’application d’une même peine peut-elle valoir dans un cas comme dans le cas contraire ? L’effet en miroir de ces mesures révèle aussi leur manque de proportion et de mesure : « quand on impose à un terroriste une peine qui est nécessaire pour le maintien de la validité de cette norme, mais aussi une – sit venia verbo – mesure supplémentaire de sécurité, pourquoi ne le fait-on pas pour un voleur « embêtant » qui est jugé selon les mêmes règles du code ? » 30. Ce n’est pas simplement la loi antiterroriste, en tant que mesure exceptionnelle, qui manque de raison, mais aussi la loi normale, dont l’application perd également de sa valeur. La normalisation de l’exception rend inévitablement l’application des autres règles plus fragile car plus arbitraire.
§ 3.
Avec la normalisation de l'exception, les pratiques judiciaires sont profondément modifiées. En réalité, c’est la rationalité même du droit, ici, qui est remise en question, c’est-à-dire son rapport à la mesure, à l’équilibre et à l’équité, mais aussi au réel. Quelle est la rationalité sous-jacente à ces mesures d’exception ainsi qu’à leurs applications ? L’homogénéisation de l’exception et des normes tend non seulement à banaliser les mesures exceptionnelles, c’est-à-dire à les rendre moins insupportables, mais aussi à diluer la justesse des autres normes 31. Puisque le même texte de lois rend possibles des jugements aussi disparates, il perd peu à peu de sa légitimité. Non seulement, ces mesures pénales ne semblent pas commensurables avec les actes auxquels elles s’appliquent – cf. la détention maximale réservée aux homicides qui peut être appliquée sans qu’aucun homicide n’ait été commis – mais en plus, on se demande en quoi l’application de la règle normale est, de son côté, raisonnable, puisque manifestement, les exceptions dont elle fait l’objet semblent sans raison – cf. l’exemple des mesures supplémentaires de sécurité. Dans les deux cas, la normalisation de l’exception dénature l’essence de la règle dans sa fonction normative, c’est-à-dire dans son pouvoir de détermination et de discrimination du cas concret réel, en tant que fait juridiquement qualifiable.
Le caractère irrationnel de cette dénaturation est visible dans le fait que la même règle peut entraîner des décisions dont les différences ne sont pas simplement de degré, mais de nature. Le cas des mesures supplémentaires de sécurité, qui pourraient par exemple s’appliquer dans le cas du vol avec récidive, est significatif : ce sont les mêmes règles du code qui rendent possible des différences de traitement sans pour autant en rendre raison. La mesure supplémentaire de sécurité est la différence qui, visiblement, n’est pas justifiée par le code, et l’on se demande quel est le ratio qui fournit la grille d’interprétation de la loi. Lorsque des cas contraires, comme celui de l’homicide et de l’absence d’homicide, se voient placés sous une même règle et appliqués la même peine, on ne voit plus quel est le critère de l’application de la loi. Comment penser, ici, l’articulation de la loi et du divers empirique qu’elle est censée subsumer ? On répondra que le propre du droit est de rendre possible l’application d’une même règle à des cas différents, et que tout le travail du juge est précisément de mesurer, le plus justement possible, à la fois l’écart entre la norme et le réel et les différences entre les cas eux-mêmes, ce qui fait que la diversité empirique n’est pas un problème mais fait partie de la marche normale et du fonctionnement même du droit. Soit, mais alors la question devient de savoir ce qui justifie, en l’occurrence, l’appréciation de tels écarts, si l’on doit pouvoir subsumer les cas qui s’y rattachent sous une même règle. Or la rationalité du droit exclut, au niveau de son applicabilité, de telles disparités.
Dans sa critique célèbre de la psychanalyse, Karl Popper utilisait l’argument selon lequel une seule et même loi, si elle doit être tenue pour scientifique – c’est-à-dire au fond pour rationnelle – ne peut pas rendre compte, avec la même nécessité, de la présence d’un événement ou de son absence, ni de la présence du cas contraire. Si une loi nous dit que dans telles et telles conditions, l’événement A doit se produire, alors l’absence de A, ou la présence de non-A, doivent nous amener à conclure que la loi n’est pas conforme à la réalité du phénomène, et par conséquent, qu’elle est fausse et doit être révisée. Si l’on accepte, au contraire, de considérer qu’une seule et même loi peut s’appliquer à une diversité telle qu’elle renferme la présence de cas contraires et opposés, alors une telle loi n’est pas scientifique. Tel est le critère, faillibiliste, de la science, qui exclut comme on le sait de la connaissance rationnelle tant la psychanalyse que le marxisme puisque ces théories rendent compte, par seule et même loi – le complexe d’Oedipe ou la lutte des classes – de phénomènes contraires. Avec le terrorisme, il semble que la normalisation des mesures d’exception nous place dans le même cas de figure. Dans la mesure où une même loi s’applique à des cas dont la diversité n’est plus subsumable sous aucun critère de ressemblance et d’unité et que le divers empirique est tel qu’il rend problématique la valeur de l’application de la loi au réel, on peut alors se demander en quoi la pratique juridique procède des exigences minimales de la rationalité. Pour parler en langage kantien, quel est le schématisme qui assure, ici, le passage de la légalité des concepts aux cas empiriques, si la subsomption qu’il rend possible se dilue à ce point dans la diversité ? Où sont les médiations qui devraient à la fois permettre et rendre raison du rapprochement, sous une seule et même règle, de cas aussi profondément distincts ? Dès lors que l’événement A et sa négative sont identifiés et se trouvent compris dans une seule et même partie du réel, la puissance normative de la loi est mise à mal puisque, à sa racine, le découpage et la classification des phénomènes qu’elle rend possible sont devenus arbitraires.
§ 4.
La notion de mana juridique trouve donc ici sa plus belle illustration. De même qu’on ne voit pas comment le jugement magique peut articuler, dans une seule et même synthèse, la pluie et le bâton censé la faire venir – la réponse, inconsistante, à la question de savoir quelle est la règle objective qui préexiste à la synthèse des concepts, sera que pluie et nuage partagent le même mana –, on ne voit pas comment une règle de droit permet de justifier la même durée de détention dans des cas aussi différents que celui d’un homicide et celui d’une participation à une entreprise terroriste qui n’a pas entraîné d’actes criminels. La « punissabilité anticipée » qui, en tant qu'opérateur juridique, rend possible une telle synthèse, est manifestement dépourvue de ratio : elle subsume le divers sans fournir les critères de l’unité ni de la communauté des cas. Comme le mana, elle synthétise des états de choses sans lien objectif entre eux.
Il serait d’ailleurs intéressant d’adopter ici un point de vue relativiste, ethnographique. Que penserait un indigène au sujet d’une notion comme celle de « punissabilité anticipée » si, se faisant l’anthropologue de nos tribunaux, il voyait un juge attribuer la même peine dans deux cas aussi différents ? Ne songerait-il pas que la formule « punissabilité anticipée », invoquée par le juge afin de rendre compte de la peine, est une notion confuse, dont l’application ne répond à aucune donnée objective, à aucun fait observable, à aucun critère rationnel ? De même que nous ne voyons pas ce qui motive objectivement, à ses yeux, le lien entre le bâton et la pluie, et rangeons alors sa croyance dans la catégorie de la « pensée magique » 32, de même penserait-il que, en prononçant les mots « punissabilité anticipée », le magistrat trouve dans son code pénal une formule qui lui permet d’agir, avec une certitude aussi grande que la sienne lorsqu’il agite son bâton, contre des actes qui n’ont pas encore vu le jour mais dont la formule semble permettre de conjurer la réalisation, puisque le juge se comporte comme s’il savait, par une sorte de prescience rare, que l’accusé va réellement commettre les actes pour lesquels, en toute rigueur, on ne pourrait l’envoyer en prison que s’il les avait réellement déjà commis. Cherchant alors la raison d’une telle décision – que notre culture place, a fortiori, parmi les actes rationnels par excellence – il nous demanderait sans doute : « puisque vous condamnez cette homme à quinze ans de prison et que c’est également la peine réservée aux homicides, cet accusé a-t-il réellement tué quelqu’un ? ». Nous devrions, par hypothèse, répondre que non, et il faudrait alors avancer un tel arsenal d’arguments pour lui faire entendre la légitimité d’une telle peine qu’il y verrait sans doute une folie plus grande encore, celle qui consiste justement à argumenter en vue de justifier l’injustifiable.
Lorsque nous punissons par avance le « terroriste », nous nous comportons exactement comme l’indigène vis-à-vis du bâton censé faire venir la pluie, c’est-à-dire avec le même degré de certitude qui, sans se fonder sur aucun fait réel objectif, pose que le futur sera bien tel que nous le prévoyons puisque, simplement par anticipation, nous nous prémunissons contre de tels actes. L’indigène n’aurait-il pas raison de conclure que notre système de droit pénal et nos codes contiennent de singulières formules que nous utilisons pour punir des individus comme s’ils avaient réellement agi, parce que nous apparaissons en fait, à ses yeux, convaincus que le futur se réalisera tel que nous le croyons ? Le juge objecterait qu’il n’a pas, loin s’en faut, la certitude que de tels actes vont effectivement voir le jour. Mais cette objection, loin de renforcer la thèse de la rationalité de la décision, ne ferait qu’en souligner les faiblesses puisque, dès lors qu’on a avoué que l’anticipation ne repose en rien sur une certitude, il faut immédiatement reconnaître que la notion de « punissabilité anticipée » est une contradiction dans les termes : nous n’avons absolument aucune garantie que le cours des choses sera tel et tel, et pourtant, nous prenons des décisions d’une teneur telle que tout se passe comme si nous savions réellement que tel il sera.
Ne s’agit-il pas de notions et de procédures aussi dépourvues de rationalité que celles que nous voyons à l'œuvre dans la pensée magique ? Qui, de l’occidental éclairé œuvrant à l’épanouissement de la raison à travers le droit, ou de l’indigène soit disant mû par une pensée longtemps considérée comme pré-logique, sera le mieux placé pour répondre de ses pratiques et de ses croyances, en tant qu’elle sont plus rationnelles que celles de l’autre ? Lequel des deux saura exhiber la règle du schématisme qui détermine la légalité de ses jugements et guide l’applicabilité de ses concepts aux phénomènes ? Lequel sera en mesure de répondre du « quid juris ? » qui préside à la déduction des synthèses et à l'application des catégories au réel ? Si l’on ajoute que, comme dans la plupart des cas étudiés, les notions primitives comme le mana, l’orenda ou le manitou, sont utilisées pour désigner des êtres dont la caractère étranger, au double sens du terme, et la force, déstabilisent l’esprit, on verra combien le rapport du droit au terrorisme relève du même type d’appréhension. Dans les deux cas, les notions mobilisées sont largement indéterminées et ne peuvent désigner le réel qu’en vertu d’une absence de fondement empirique objectif, parce que leur véritable raison d’être ne tient pas tant à des propriétés inscrites dans la nature même des choses que dans la peur et l’angoisse des hommes, lorsqu’ils sont confrontés à une force inconnue et hors du commun, et qui de ce fait dépasse, à lettre, leur entendement.
§ 5.
Dire que la normalisation de l’exception introduit de l’indétermination, c’est dire que lorsque nous nous en servons pour justifier nos pratiques pénales, nous œuvrons à des synthèses dont la raison reste en définitive obscure – pas plus claire, du moins, que celles réalisées grâce à la notion de mana. Nous ne savons pas véritablement ce que nous faisons : il ne s’agit pas d’idées claires et distinctes dont l’analyse permettrait de déduire a priori des propriétés capables de catégoriser objectivement le réel ; et nous ne savons pas où nous nous situons, dans l’espace intelligible de nos représentations du monde. La dangerosité, la punissabilité anticipée, les mesures supplémentaires de sécurité, ainsi que toutes les autres notions qui nous servent à penser juridiquement la mise en place des mesures d’exception, relèvent d’un flou conceptuel qui exprime davantage nos propres peurs vis-à-vis de cette violence qu’elles ne désignent des propriétés réelles des individus et des comportements.
La conséquence de cette indétermination et de cette normalisation de l’exception, c’est le travestissement des catégories l’État de droit, à commencer par celles de citoyen et de personne. En introduisant des mesures d’exception dans le droit public, on tient potentiellement pour dangereux tout citoyen, en tant qu'ennemi de l’ordre public, et on glisse dans le même temps vers une dépersonnalisation du sujet de droit. Günther Jakobs indique que depuis 1943, en Allemagne (on doit donc supposer qu’il s’agit d’une mesure conçue par les juristes du IIIè Reich), « le délit contre la sécurité publique a ainsi été transformé en une préparation punissable, et cette modification est jusqu’à ce jour restée inchangée. Cela a pour conséquence que, par exemple, des époux, qui promettent mutuellement, le soir dans leur chambre à coucher, de tuer prochainement leur riche oncle, risquent d’être punis, seulement pour cela, de peines d’emprisonnement allant de trois à quinze ans. Cela montre aussi l’objectif : le citoyen, qui est tenu pour responsable d’avoir troublé la sécurité publique, revêt, à causes de ses planifications, la qualité d’un individu dangereux, même d’un ennemi » 33. Le citoyen devient un ennemi public potentiel, et l’ennemi, traditionnellement conçu comme une entité extérieure à la société comme à l’État, s’immisce à l’intérieur. C’est l’un des effets pervers de la lutte antiterroriste : « le discours policier et judiciaire, alors qu’il reconnaît que le terrorisme est un crime, et même un crime contre l’humanité, avance que le terrorisme est néanmoins une forme extrême de crime qui s’assimile à une guerre à l’intérieur de la société. De l’autre côté, les services de renseignements et les partisans de la guerre asymétrique mettent en avant l’idée que leur guerre globale contre le terrorisme s’insinue dans la société et touche les cœurs et les esprits, y compris des citoyens. Ce point ne doit pas être sous-estimé, dans la mesure où cette convergence autour d’un ennemi intérieur ou intime est malheureusement classique… » 34
L’ennemi, tel que le définit Jakobs 35, est une entité vis-à-vis de laquelle on se défend, mais dont les actes d’agression n’ont pas forcément encore eu lieu : on l’attaque avant même qu’il ne le fasse parce qu’on prévient ses actes. Au contraire, le citoyen ne peut être puni que sur la base de ses actes. Autrement dit, la présomption d’innocence s’efface dans le cas de l’ennemi : on l’agresse avant même qu’il n’ait agi parce que, sans être coupable de ses actes, il l’est en quelque sorte en vertu d’une qualité qui découle autant de celui qui la perçoit que de celui à qui elle est attribuée, à savoir, la dangerosité. C’est parce qu’on le tient pour dangereux que l’ennemi est attaqué par avance. Mais l’introduction de la notion de dangerosité dans les procédures pénales ne concerne pas seulement les terroristes : elle pèse de fait sur tout citoyen.
Ce qui fait alors apparaître derrière la notion d’état civil celle d’état de nature, au sens hobbesien d’état de guerre : dans le Léviathan, la loi de nature qui me donne le droit de me protéger et de préserver ma vie me donne aussi le droit d’attaquer le premier afin de me prémunir de la menace que représente, pour moi, la seule présence d’autrui, du fait qu’il jouit également du droit naturel de se protéger et donc de m’attaquer. Que l’on prenne des mesures préventives afin de se protéger contre la dangerosité d’individus dont la seule existence est, comme telle, considérée comme une menace, est précisément ce qui ramène dans l’état civil les prérogatives de l’état de nature comme état de guerre. Dans un tel état, l’ennemi est justement intérieur, si bien que la normalisation de l’exception tend à renverser le mouvement par lequel s’édifie l’État de droit : la plupart des mesures d’exception – surveillance, écoutes téléphoniques, interdiction de voir un avocat, enquête sous couverture, etc. –, sont des « mesures qui ne sont pas conciliables avec le mot citoyen » 36. Elles ne relèvent pas de l’état civil mais bien de l’état de guerre : « le fait qu’on prive quelqu’un de certains droits, pour une autre raison qu’un dédommagement au sens le plus large du mot, mais pour combattre une source de danger, est une lutte et ainsi une guerre » 37. La normalisation des mesures d’exception tend à pervertir les principes fondamentaux de l’État de droit puisqu’elles en constituent la négation. Comme le soulignait déjà Carl Schmitt, les prérogatives du pouvoir souverain découle du fait qu’il se maintient, lui, dans l’état de nature, et que la décision sur l’exception signifie la suspension de l’état civil. Offrant la synthèse de deux termes qui devraient logiquement s’exclure, la notion même de « droit pénal de l’ennemi » ne fait que manifester cette profonde ambiguïté, inhérente à la lutte antiterroriste.
III. L’évolution du droit, étude de cas : la législation britannique
§ 1.
La notion d’exception désigne un espace juridique sans contour, déformable à volonté. Elle délimite un lieu informe. L’évolution des lois contre le terrorisme témoigne de cette « plasticité ». Le droit progresse non pas dans le sens d’une amélioration ou d’un gain en précision, mais en direction d’une dissolution du contenu conceptuel de la notion. Ce à quoi l’exception fait d’abord exception, c’est aux principes logiques : car les rapports entre extension et compréhension qui la définissent ne sont pas inversement proportionnels. D’ordinaire, la détermination en compréhension suppose une réduction en extension – tel que le passage du genre aux espèces en fournit le modèle. Plus on définit une notion, moins elle vise d’individus. Or il semble que plus le droit codifie et définit le terme de « terrorisme », plus son extension s’agrandit. Ici, la détermination en compréhension va de pair avec une indétermination en extension : plus on définit la notion, plus son champ d’application s’élargit. Plus précise sera sa détermination, plus vaste sera son application. D’où l’idée qu’il s’agit bien d’un signifiant flottant. L’exception est d’abord logique : elle ne semble pas suivre une structure conceptuelle normale. Et la capture des objets qu’elle rend possible, sa fonction de dénotation, devient extrêmement lâche.
L’examen de la législation britannique en fournira l’exemple. Le Anti-Terrorism Act 2000 indiquait dans son introduction que par « terrorism », il faut entendre « l’usage ou la menace d’action visant à influencer le gouvernement, ou une organisation gouvernementale internationale, ou à intimider le public ou une partie du public (the use or threat of action is designed to influence the government, or an international governmental organisation, or to intimidate the public or a section of the public) », lorsque « l’usage ou la menace a lieu dans le but de défendre une cause politique, religieuse ou idéologique (the use or threat of action is made for the purpose of advancing a political, religious or ideological cause) ». Après les attentas du 11 Septembre 2001, le Royaume Uni a promulgué une nouvelle loi, l’Anti-Terrorism, Crime and Security Act 2001 (ATCSA) 38, qui ne porte plus sur les actions ou les menaces, mais sur la seule présence de personnes suspectées de terrorisme international : « The Secretary of State may issue a certificate under this section in respect of a person if the Secretary of State reasonably – (a) believes that the person’s presence in the United Kingdom is a risk to national security, and (b) suspects that the person is a terrorist » (4ème section, § 21). Désormais, est donc considérée comme « terroriste » une personne qui « est ou a été concernée par la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme international » ou qui est « un membre d’un groupe terroriste international » dont la loi fournit la liste, ou encore, qui « a des liens avec un groupe terroriste international ». Ainsi, la personnalisation du terrorisme va de pair avec l’idée que ce n’est plus l’action ou la menace mais la seule présence de l’individu sur le territoire qui représente, en tant que telle, un risque. Le changement de définition se fait au moins à trois niveaux : la « personnalisation » du terrorisme (passage des actions aux personnes), la réévaluation de la notion de « risque » (il entre désormais dans la définition liminaire), enfin l’introduction d’une nouvelle entité, la « nation », à la place du « public ». Voyons-le de près.
§ 2.
D’abord, on essentialise le terrorisme : puisque c’est la personne qui est désormais visée, on va pouvoir inscrire le terrorisme dans son comportement général, parfois le plus quotidien, c’est-à-dire analyser toute une série de pratiques, a priori sans liens avec une quelconque action violente et qui ne menacent directement personne, comme représentant, par elles-mêmes, des risques pour la nation. Par exemple, lors du procès en appel d’un étranger demandant une libération sous caution, l’un des motifs principaux retenus par les juges de la Special Immigration Appeals Commission afin de rejeter la demande est celui du « pattern of behaviour », le type de comportement 39. L’arrêt démontre qu’on ne lutte plus contre le terrorisme sur la base d’actions ou de menaces, mais à partir d’une induction dont les critères sont objectivement assez flous. Le requérant a, en l’occurrence, menti sur son identité pendant trois ans, y compris à sa propre femme, et utilisé de faux papiers. Par ailleurs, il est reconnu avoir eu des liens avec un groupe islamiste algérien. Il est clair que son comportement est de nature à justifier des soupçons. Le problème n’est cependant pas de savoir si ce mensonge généralisé et prolongé sur l’identité peut être utilisé en tant qu’argument en faveur de soupçons raisonnables sur la dangerosité de l’individu, mais de savoir si cela peut servir de preuve de sa dangerosité. Ce type de comportement peut-il être avancé à l’encontre de la demande de remise en liberté sous caution ? La réponse du tribunal est claire : « We are very conscious and give considerable weight to the persistent use of a false identity in this country and its use for entry on at least two occasions and the persistent deception involved to everyone, including his wife, for a long time. The significance of the admitted deceit is very grave in this case. We take the view that the pattern of behaviour is such as to create the real risk that nothing would stop to him absconding. If he were to abscond and if he were to leave the United Kingdom and re-enter clandestinely, which is a real possibility, the risk which he would pose to national security would be greater. 12. For those reasons, this is not a case in which bail should be granted and it is refused » (§ 11 de l’arrêt).
On voit clairement les effets de la personnalisation du terrorisme : il ne s’agit plus d’évaluer des actes, mais de juger des individus sur la base de leur comportement et de tirer des conclusions sur leur possible comportement à venir. En elle-même, la chose n’a rien de nouveau, c’est un constat que M. Foucault fait déjà au sujet du XVIIIème siècle dans Surveiller et punir. Mais en l’occurrence, on ne voit pas de lien entre les faits avérés (le mensonge, l’usage de faux papiers) et ceux qui sont censés en découler (la menace terroriste). La raison du lien entre le mensonge et la menace pour la sécurité nationale n’a rien d’évident. Le juge avance un argument qui consiste à dire que, d’une part, la signification du mensonge « est très grave dans ce cas (very grave in this case) » parce qu’elle implique un type de comportement tel qu’il crée un risque de fuite, et d’autre part, que le fait d’entrer dans la clandestinité augmenterait encore plus la menace pour la sécurité nationale. Mais le fait d’avoir un permis de séjour régulier le réduirait-il pour autant ?
Dans la mesure où l’argument a pour effet d’envoyer un individu en prison pour un temps indéfini, et ce au mépris des libertés fondamentales et des conventions internationales, il demanderait à être fondé en raison. Mais, en l’occurrence, le juge prend pour une preuve de la culpabilité ce qui n’est qu’un motif raisonnable d’avoir des soupçons. Or, entre les soupçons et la culpabilité avérée, il y a la présomption d’innocence, principe fondamental de la défense dans les États de droit. Et l’individu, dans ce cas, est parfaitement innocent : mentir sur son identité n’est pas reconnu comme un crime. En utilisant donc la notion de « pattern of behaviour » comme preuve de sa dangerosité, la présomption d’innocence est clairement bafouée parce qu’un tel argument signifie que ce serait au requérant de prouver qu’il n’y a pas de lien, ni logique ni matériel, entre son mensonge et sa dangerosité. Ce lien n’ayant rien d’analytique, la dangerosité du comportement demanderait à être prouvée par des faits matériels et des preuves. Or, en l’occurrence, les preuves publiques (open evidence 40) mentionnées au paragraphe 7 sont l’usage des faux papiers et les liens avec un groupe extrémiste algérien sur le sol français.
Mais il semble que ce lien soit une évidence aux yeux des services de sécurité et des juges, c’est-à-dire en langage cartésien, une idée claire et distincte, donc une relation analytique, puisque le juge raisonne ici comme s’il déduisait la dangerosité de l'individu du concept de mensonge. L’analycité tiendrait au fait que, le mensonge ayant affecté le concept de « pattern of behaviour » de façon essentielle, on pourrait en déduire le prédicat de la dangerosité. L’exception à la règle du procès équitable se pratique donc sur la base d’une inversion du régime de la preuve, parce que la notion de « comportement » rend possible une analyse aberrante : celle qui déduit du mensonge une menace pour la nation. L’opérateur du jugement, au sens logique et juridique, est une indétermination conceptuelle : le « pattern of behaviour » .
§ 3.
La seconde modification concerne la notion de risque, qui justifie désormais l’application des mesures d’exception. Elle est réévaluée et passe au premier plan. Ce qui n’était, en 2000, qu’un motif parmi d’autres, devient primordial après le 11 septembre. Le Terrorism Act 2000 ne mentionne en effet ce point qu’à la section 1, (2), d, où il apparaît qu’une action terroriste « crée un sérieux risque pour la santé ou la sûreté publique [creates a serious risk to the health or safety of the public or a section of the public] ». Dans la loi de 2001 au contraire, le point est mentionné dès l’entrée en matière de la définition. Ce changement a des conséquence qui altèrent la rationalité de la pratique judiciaire.
Le risque est notion floue, qui n’est pas définie par la loi. Son évaluation sémantique sera laissée à l’appréciation des juges – comme c’est du reste le cas d’un certain nombre de concept juridique. Or, avec la loi de 2000, « terrorism » renvoyait à des actions ou des menaces : dans les deux cas, à des états de choses réels et dont on peut apporter matériellement la preuve. Dans ce cas, la déclaration de l’état d’urgence comme mesure d’exception repose sur une réalité objective. Mais avec le texte de 2001, la relation entre la réalité objective et la déclaration de la situation d’urgence est profondément modifiée. Désormais, relève de l’exception non plus la menace mais l’anticipation de la possibilité d’une menace. L’état d’urgence n’est plus la réponse à une réalité de fait mais une anticipation du possible : le risque se vide de contenu objectif. Car, la menace n’étant pas réelle, mais seulement possible, elle ne justifie plus l’imminence de la situation d’urgence. C’est en effet la réalité de la menace qui justifie l’imminence de l’urgence. Mais comme on va le voir, l’urgence désormais va se justifier d’elle-même, par un cercle logique.
Cette articulation, floue, entre anticipation de la possibilité d’une menace et imminence de l’urgence, semble combinée dans la notion de « risque pour la nation ». Un juge de la SIAC souligne ainsi qu’il faut distinguer, en situation d’exception, menace et urgence, car l’urgence représente la possibilité anticipée de la menace. Lorsqu’un requérant accusé de représenter une menace pour le Royaume-Uni fait valoir qu’une telle menace n’existe pas et qu’il n’y a aucune preuve à ce sujet, la SIAC répond que « ce n’est pas l’imminence d’une menace qui entre en compte, mais la réalité ou l’imminence d’une urgence » 41. L’argument est spécieux, et la distinction manque de clarté. Entre imminence de l’urgence et imminence de la menace, il semble qu’il faille faire une distinction, mais qui n’a rien d’évident : car si la menace n’est pas elle-même imminente, qu’est-ce qui justifie l’imminence de l’urgence ? Comment peut-on justifier une situation d’urgence si la menace n’est pas elle-même imminente ? Elspeth Guild commente cet argument en disant que, « sur cette base, la commission conclut que l’État, pour être à même de se prémunir contre cette menace elle-même, était en droit d’invoquer l’exception lorsqu’il considérait qu’il existait une urgence imminente pouvant préexister dans un certain laps de temps à la réalité de la menace » 42.
La subtilité de l’explication révèle la circularité et la contradiction de l’argument. Il nous est dit que, pour se prémunir d’une menace, que l’on doit bien supposer réelle (cf. « l’État, pour être à même de se prémunir contre cette menace elle-même… » ), il faut décréter une situation d’exception, et que celle-ci est légitime dès lors qu’il existe « une urgence imminente pouvant préexister dans un certain laps de temps à la réalité de la menace » . Mais alors, si la menace supposée est seulement possible et n’existe pas dans les faits, pourquoi y-a-t-il urgence ? Que peut vouloir dire une urgence imminente si cette imminence n’est pas elle-même liée à une menace réelle ? Peut-on évaluer la réalité d’une urgence s’il n’est pas clair qu’elle est liée à une menace elle-même imminente ? Dans l’argumentaire de la SIAC, ce n’est pas une menace avérée qui justifie une situation d’urgence, mais l’urgence qui se justifie du fait qu’elle présuppose une menace possible. On ne justifie pas l’exception en vertu d’une situation objective, mais grâce à une urgence qui se justifie elle-même de façon circulaire. Il y a urgence parce qu’on le décide mais rien ne la justifie. On nage dans la circularité, car à aucun moment, il n’est donné de preuve matérielle de la menace. Et au final, on met réellement en prison un individu soupçonné de terrorisme sous prétexte qu’une urgence légitime une situation d’exception en raison d’une menace simplement possible.
Ce qui est logiquement défaillant dans l’argument de la SIAC, c’est le fait de distinguer temporellement deux choses qui sont en réalité rigoureusement indissociables d’un point de vue logique et que, en tout état de cause, on ne rencontre dans le réel que liées en un même temps présent. Car il n’y a d’urgence que s’il y a menace. Ainsi, la distinction qui est faite par le juge entre l’urgence et la menace se détruit d’elle-même puisqu’une urgence sans menace ne signifie rien et ne peut justifier aucune mesure d’exception. Mais le juge, qui n’a pas comme tel le pouvoir de contester une décision gouvernementale, se doit de justifier aux yeux du détenu la réalité d’un état de chose inexistant afin d’appliquer légalement une mesure d’exception. L’explication donnée par E. Guild souligne implicitement cette contradiction. D’un côté, l’État considère qu’une urgence imminente existe réellement, de l’autre, qu’elle peut préexister dans un certain laps de temps à la réalité de la menace. La confusion entre le possible et le réel est patente, et les autorités de l’État s’en tiennent quitte en considérant qu’il existe un certain laps de temps entre l’urgence et la menace, et que c’est pendant ce laps de temps que le possible va se transformer en réel, sans que rien ne garantisse bien sûr cette éventualité. Si cette explication reflète donc vraiment l’état d’esprit de la SIAC, alors on voit que la distinction entre urgence et menace – qui n’est justifiée qu’au prix d’une pirouette absurde puisque, au final, il n’y aucune distinction à faire si l’imminence d’une urgence doit découler d’une menace réelle – conduit à une dénaturation de la distinction entre état normal et état d’exception : car dès lors qu’aucun signe réel d’hostilité à l’égard de l’État ne constitue une menace, alors tout état normal s’avère potentiellement exceptionnel. Ce qui est bien le cas ; mais les juges de la SIAC se doivent de justifier l’application des mesures d’exception, adoptées par le pouvoir politique.
§ 4.
Enfin, la troisième modification porte sur le fait que le risque ne vise plus seulement la santé ou la sûreté publique (« health or safety of the public ») mais la sécurité nationale (« national security »). La nuance n’est pas évidente, mais elle est lourde de conséquences. La « nation » désigne en effet une entité à la fois plus abstraite et symboliquement plus puissante que le « public ». Le « public », ça peut désigner très concrètement des individus, des victimes civiles, des passants dans une rue ou dans un magasin. La « sécurité nationale », au contraire, est immatérielle et ne vise directement personne. L’intégrité de la nation n’est pas, comme telle, matériellement définissable, objectivable, localisable : les actes qui y portent atteinte ne sont pas seulement des actions contre des personnes ou des réseaux informatiques, des usines d’armement ou des centrales nucléaires. Pour apprécier cette nuance, on pourrait comparer la distinction entre « risque pour la sécurité nationale » et « risque pour la sûreté du public » à la différence entre l’intégrité de la personne et l’intégrité de son corps : le premier terme est, dans les deux cas, bien plus indéterminé que le second. Cela tient au fait que la nation, comme la personne, renvoie à un tout, insaisissable par nature, et non à des parties, empiriquement déterminables. D’ailleurs, cette distinction entre tout et parties est explicite dans le texte de 2000. Dans le Anti-Terrorist Act 2000, la formule précise est qu’une action terroriste crée un risque sérieux pour la santé ou la sûreté du public ou d’une partie du public (« safety of the public or a section of the public ») : le texte rend visible cette distinction et l’on conçoit en effet qu’un acte terroriste visant des civils puisse toucher un certain nombre de gens, donc une partie du public, mais pas le public dans son ensemble, en tant que totalité de la collectivité britannique. À l’inverse, la notion de sécurité de la nation vise directement la totalité, c’est-à-dire une entité immatérielle. Or il est clair qu’un risque vis-à-vis de la totalité de la collectivité représente quelque chose de bien plus indéterminé. Une telle entité rend donc la définition extrêmement floue puisque tout peut y entrer. Du point de vue de sa fonction dénotative, le concept de « risque pour la nation » ne vise strictement aucun objet. Ainsi, de la même façon que la menace supposée venir des terroristes se fait plus diffuse, la définition juridique du risque qu’elle engendre devient elle aussi plus indéterminée.
L’évolution de la loi a donc pour effet d’élargir considérablement le champ d’application de la définition du terrorisme. Au lieu de gagner en précision, la notion se dilue et ses contours volent en éclat. Dès lors que l’exercice du pouvoir administratif repose sur ce type de légalité, on peut s’attendre à toutes formes de dérives. Les polémiques sur les textes de loi qui ont animé la Grande Bretagne après le 11 septembre 2001 montrent que la lutte antiterroriste produit également une confusion au niveau des institutions et de la séparation des pouvoirs. Certes, la chambre des Lords a déclaré l’illégalité de l’ACTSA, ce qui accrédite pour une part la thèse de l’autonomie du législatif et du judiciaire. Mais cela a amené le gouvernement à adopter un nouveau texte de loi, tout aussi problématique puisque, au lieu de se focaliser sur le droit à l’immigration, le Prevention of Terrorism Act 2005 s’applique au droit pénal et vise par conséquent tout citoyen britanique – ce qui nous ramène aux considérations précédentes, et qui pose aussi la question suivante sur laquelle nous allons conclure.
Conclusion : peut-on résorber l’indétermination ?
On objectera que si la notion d’exception souffre, de fait, d’indétermination, ce n’est pas une question de principe, mais de temps. Et l’on avancera que le droit a les moyens de maîtriser ces flottements sémantiques afin de les réduire et qu’il peut déterminer, de façon claire et distincte, un concept univoque du terrorisme et de l’état d’urgence. On peut répondre à cette objection de deux façons.
D’abord, d’un point de vue interne à l’évolution du droit, en se demandant si la malléabilité considérable de la notion de crime terroriste (cf. par exemple la pénalisation de « l’association en lien avec une entreprise terroriste » ) n’est pas déjà en soi un signe que les choses ne peuvent pas aller en s’améliorant. La façon dont les choses ont évolué laisse en effet penser que le futur n’apportera ici aucun un gain de précision, et il n’est pas sûr que le temps rende possible la réduction de l’indétermination. Réponse empirique, basée sur une approximation temporelle, et qui à l’avantage solide des faits pour elle.
Il existe cependant une raison plus profonde et externe à l’examen du droit lui-même, et qui est proprement sémantique. C’est que le terrorisme est précisément une notion sans visage, qui regroupe des organisations ne visant pas les mêmes buts et n’employant pas les mêmes moyens, et que rien ne permet de regrouper objectivement 43. On répondra qu’un tel critère objectif existe bel et bien : un certain usage aveugle de la violence, qui peut frapper n’importe où, n’importe qui et par n’importe quel moyen, et ce précisément dans le but d’impressionner les esprits en instiguant la terreur. Mais c’est renforcer la thèse adverse et plaider en faveur de l’indétermination que d’affirmer cela : car si la seule chose que les formes de terrorisme ont en commun est leur usage indéterminé de la violence, alors on voit que l’unité du phénomène n’est ici rien d’autre qu’une inconnue = x.
Si, donc, par opposition à la violence de la guerre, professionnalisée et rationalisée, et en grande partie déterminée dans ses formes comme dans ses buts, la violence terroriste est en elle-même indéterminable, et si la réponse à cette violence informe est elle-même fondée sur une peur liée à la perception d’une menace elle-même diffuse et sans contour, alors on peut en conclure qu’elle n’est pas susceptible de gagner en précision et que l’indétermination est bien ici une question de principe. D’un ennemi sans visage, peut-on faire le portrait ? À une violence sans nom, peut-on apporter une réponse déterminée, dont les termes juridiques seraient des notions plus claires et plus distinctes ? Les mesures d’exception ressemblent davantage à un filet informe dont les mailles se resserrent peu à peu sur une proie invisible, dont on ne connaît réellement ni l’identité, ni les armes, ni parfois même les motifs. Mais où la chasser, et par quels moyens ? Comment capturer une telle entité ? Pas plus que le simulacre n’est, chez Platon, réellement inscrit dans l’espace où on le voit, mais flotte dans les limbes ontologiques de l’apparence et nous conduit ainsi vers l’étrange sphère de ce qui apparaît sans pour autant être, les prises de la lutte antiterroriste ne sont jamais pleinement et réellement, et univoquement, ce que l’on voudrait qu’elles soient. Les innombrables cas de détentions arbitraires et sans justifications ayant vu le jour depuis les attentats du 11 septembre 2001 en sont évidemment autant de preuves criantes.
Eric Beauron
1 L’expression « mana juridique » est de Didier Bigo, in « Exception et ban : à propos de l' « État d’exception », Erytheis, n°2, novembre 2002, p. 131. Je lA reprends à mon compte pour la développer plus loin. Je précise également que cet article a d'abord été rédigé, en 2011, dans le cadre du séminaire de Bernard Manin à l'Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales, sur « L'État de droit face au terrorisme ». Je tiens à le remercier pour ses conseils et les discussions que nous avons eues autour de ces questions posées par le traitement juridique du terrorisme et de l'état d'exception.
2 Sur la monstruosité, voir le texte de F. Gil publié dans Lampe-tempête, « L'ordre et les monstres » http://lampe-tempete.fr/F.%20Gil%20-%20L%27ordre%20et%20les%20monstres.pdf
3 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Vrin, 1989 (rééd.), p. 171.
4 G. Agamben, État d’exception, Homo sacer, II, trad. J. Gayraud, Seuil, 2003, p. 43.
5 Ibid., p. 82.
6 Agamben rappelle que « tumultus » est le nom donné à la situation d’exception. Nous reviendrons sur le fait que l’un des problèmes posé par le terrorisme est que le pouvoir tend inévitablement à le désigner comme un ennemi qui n’est ni intérieur ni extérieur, mais non localisé, ce qui tend à faire de tout citoyen un suspect potentiel. C’est le problème qu’a soulevé, en Grande-Bretagne, la mise en place des control orders en 2005 : alors que le Anti-Terrorism Crime and Security Act 2001 ciblait le droit à l’immigration, et donc un ennemi extérieur, le Prevention of Terrorism Act 2005 est inscrit dans le droit pénal et vise donc potentiellement tout citoyen. Ce thème de l’ennemi intérieur est déjà présent dans la notion de tumultus : par opposition à la guerre, Agamben indique que « le terme désigne techniquement l’état de désordre et d’agitation qui résulte à Rome de cet événement » [une guerre extérieure] (p. 73). L’intériorisation de la menace terroriste entraine, comme nous allons le voir, l’effacement de la distinction entre état civil et état de nature, au sens hobbesien d’état de guerre, car le territoire de l’État devient le théâtre des opérations.
7 Est alors soulevée la question de savoir comment il faudra apprécier le meurtre d’un citoyen dans cette situation : on ne pourra pas condamner un citoyen qui en a tué un autre au cours d’un justitium, et pourtant, c’est un meurtre, et il existe des cas de procès d’un citoyen en ayant tué un autre au cours d’un justicium.
8 Ibid., p. 85.
9 Ibid., p. 75
10 Citation de Mommsen, Ibid., p.76.
11 Citation de Nissen, Ibid., p. 78.
12 Ibid., pp. 64-65 et 101-102.
13 C. Lévi-Strauss, « Introduction à d'oeuvre de M. Mauss » , in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, P.U.F., 1950, p. XLIV.
14 Le terme « signifié flotté » est de G. Deleuze, cf. Logique du sens, Minuit, 1969, p. 64.
15 C. Lévi-Strauss, op. cit., p. XLIII.
16 Je rappelle que l'expression est de D. Bigot, cf. Note 1.
17 J'emprunte le jeu de mot sur « mimēsis et négation » à l'ouvrage éponyme de F. Gil.
18 Günther Jakobs, « Aux limites de l’orientation par le droit : le droit pénal de l’ennemi », RSC, janvier/mars 2009, p. 14.
19 Michel Troper, « L’État d’exception n’a rien d’exceptionnel », in L’État d’exception dans tous ses états, Parenthèses, 2007.
20 Ibid.
21 C’est peut-être là le fond de la myopie méthodologique du positivisme, hérité de Kelsen : puisque la norme est auto-position d’elle-même, on ne peut l’évaluer à partir d’autre chose qu’elle-même. Ce qui présuppose que le droit est une sphère autonome de l’expérience humaine, séparée du reste des activités sociales. Ainsi, pour le juriste, le fait de sortir du positivisme est une question de bon sens anthropologique : les hommes font du droit, et font le droit – comme ils font de l’art ou de la médecine – raison pour laquelle il faut envisager le droit dans une perspective anthropologique et l’analyser en tant qu’élément du « fait social total » , pour reprendre l’expression célèbre de Mauss.
22 Au sujet des mesures d’exceptions, M. Troper indique cependant que l’« on peut porter sur ces pratiques un jugement critique. Il est parfaitement légitime d’y voir une atteinte à la démocratie représentative ou à une bonne séparation des pouvoirs, mais ces pouvoirs ne sont exceptionnels que par rapport à un modèle idéal de démocratie. Ils ne se justifient pas par le caractère exceptionnel d’une situation quelconque et ne constituent certainement pas une suspension du droit. » (ibid.) La phrase soulignée indique clairement que le sens évaluatif, qui suppose de se placer en dehors du droit, c’est-à-dire à un niveau politique, n’est pas pertinent pour l’évaluation des mesures d’exceptions. Il semble par ailleurs assez manifeste, au regard de l’ensemble du texte, que la concession faite ici par Troper, selon laquelle un jugement critique serait légitime, n’a pas pour but de l’amener à adopter ce point de vue critique, mais simplement d’indiquer, de façon du reste assez conventionnelle, que ces mesures d’exception peuvent être vues comme autant d’entorses à la séparation des pouvoirs. Or, avancer cette critique, c’est suggérer que le problème ne se trouve justement pas dans le droit lui-même, dans le code pénal par exemple, mais au niveau de la structure constitutionnelle des pouvoirs, et notamment des excès de l’exécutif. Façon de dire que le droit n’est pas comme tel concerné par le problème de l’exception. On le voit, la concession n’est qu’une habile tournure visant, au final, à éliminer la possibilité de porter un véritable jugement critique ; il faudra donc le faire en acceptant de lire les textes de loi à partir d’un autre point de vue, logique, politique ou axiologique, mais pas seulement juridique.
23 G. Jakobs, ibid., p. 15.
24 Ibid., p. 15.
25 Ibid., pp. 15-16.
26 Ibid., p. 15 (je souligne).
27 Cf. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, & Rivages, 1995 (rééd.) pp. 150-166. Rappelons que la valeur désigne selon Saussure le fait que le signe peut être « échangé contre quelque chose de dissemblable » et que « son contenu n'est vraiment déterminé que par le concours de ce qui existe en dehors de lui » ; et qu'ainsi, « la valeur de n'importe quel terme est déterminée par ce qui l'entoure » (p. 160). La valeur structurale du signe est diacritique, oppositive.
28 G. Jakobs, op. cit., p. 15.
29 Ibid., p. 14 ; je souligne
30 Ibid., p. 15.
31 Comme je l’ai indiqué, c’est une telle évaluation des conséquences de la normalisation que ne permet pas le positivisme. Si l’on s’en tient à ce qu’il préconise, la distinction, philosophiquement essentielle, entre légitimité et légalité, disparaît au profit de la seconde, et l’on se demande alors ce qui permettra de justifier, principiellement, toute évaluation des pratiques et des dérives du pouvoir administratif, tant judiciaire qu’exécutif.
32 Par magique, j'entends la certitude de croyance en une forme de causalité dont les liens n’ont aucune valeur objective mais découlent, comme on dit, d’une efficace du désir.
33 Ibid., p. 15, je souligne.
34 Didier Bigo, op. cit., p. 118.
35 Voir la synthèse, op. cit., p. 18.
36 Ibid., p.16.
37 Ibid., p. 17.
38 Rappelons brièvement le contexte. La particularité de l’ATCSA est qu’il déroge à la fois l’article 5 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), qui définit le droit à la liberté et à la sûreté, ainsi qu’aux principes de l’Habeas corpus. En autorisant les autorités britanniques à détenir sans procès, et pour une durée indéfinie, des étrangers soupçonnés de terrorisme international, et qu’il n’est pas possible, pour des raisons matérielles ou parce qu’un retour dans leur pays représenterait une menace pour leur vie, d’expulser du territoire, le texte viole les fondements du Rule of Law. Afin de justifier cette exception, le Parlement britannique a donc invoqué l’article 15 de la CEDH qui autorise une dérogation en cas d’urgence et décrêté l’état d’urgence menaçant la vie de la nation. Les personnes arrêtées ont été détenues à Belmarsh, la prison de haute sécurité de Londres. Dans le cadre de cette nouvelle loi, les mesures antiterroristes se sont focalisées sur le droit à l’immigration, ce qui a amené la Special Immigration Appeals Commission à traiter, comme nous allons le voir, les procédures d’appel de détenus contestant la légalité de leur détention. En 2004, huit des Law Lords, chambre haute du Parlement, ont déclaré que le gouvernement britannique s’était mis dans l’illégalité en demandant au Parlement de voter le texte, ce qui a conduit à l’adoption du Prevention of Terrorism Act 2005. Mais ce texte a engendré à son tour une nouvelle polémique puisqu’il permettait aux autorités, via les fameux control orders, de garder, entre autres, une personne assignée chez elle à résidence pendant plus de 18 heures d’affilées, dans des conditions non compatibles avec le respect des droits. Nous n’étudierons pas ce dernier texte, mais les modifications de la définition du terrorisme, après le 11 septembre 2001, dans l’Anti-Terrorism Crime and Security Act 2001.
39 PP vs. the Secretary os State for the Home Departement, réf. TRS/147/06, 9 mars 2006. Rappelons que le détenu a été mis en prison sans procès.
40 La procédure d’appel de la SIAC autorise la défense à voir des preuves classées secret défense, via un avocat commis d’office par la cour. En l’occurrence, le juge n’en fait pas usage mais il y fait parfois allusion, comme au § 8. L’ambiguïté cruciale de ce double régime de preuve, véritable puits sans fond de l’exception juridique, est que l’accusé ne sait jamais réellement sur quoi se fondent les soupçons des autorités, ni les raisons véritables de sa dangerosité. Et, puisqu’il ne les connait pas, il ne peut pas non plus s’en défendre.
41 A, X and Y and Others vs. Secretary of State for the Home Department [2002], EWCA, § 24, cité par Elspeth Guild, in « Agamben face aux juges. Souveraineté, exception et antiterrorisme » , Culture & Conflits, 51, 3/2003, pp. 127-156 (http://conflits.revues.org/index967.html, p. 9).
42 Ibid., p. 9.
43 Ont pu et peuvent être considérés comme « terroristes » : les résistants de la Seconde Guerre Mondiale, les combattants du FLN pendant la guerre d’Algérie, Al-Qaeda, les branches armées de l’IRA, d'ETA, les anarchites russes de la fin du XIXè ; aujourd’hui même, les insurgés qui luttent contre le régime syrien, etc. Un catalogue raisonné des groupes visés par la “notion” de terrorisme ne nous apprendrait rien sur l’essence du phénomène.